Soudain Strange sauta adroitement à bas du miroir, arbora son plus beau sourire et souhaita le bonsoir à Drawlight et à la dame.
Il attendit un moment, laissant ainsi aux autres le temps de parler, puis, personne ne se proposant, il dit :
— J’espère que vous aurez l’amabilité, madame, de me pardonner l’heure tardive de ma visite. À la vérité, le chemin fut un peu plus tortueux que je ne l’avais prévu. J’ai pris un mauvais embranchement et failli arriver à… Ma foi, je ne sais exactement où.
Il marqua une nouvelle pause, s’attendant à ce qu’on l’invitât à prendre place. Personne ne réagissant, il s’assit sans façon.
Drawlight et la dame en robe rouge le regardaient fixement ; il leur sourit.
— J’ai fait la connaissance de Mr Tantony, reprit-il à l’adresse de Drawlight. Un gentleman des plus aimables, bien que peu bavard. Toutefois, son ami, Mr Gatcombe, m’a appris tout ce que je voulais savoir.
— Vous êtes Mr Strange ? demanda la dame à la robe rouge.
— Pour vous servir, madame.
— Quel heureux hasard ! Mr Drawlight m’expliquait justement pourquoi vous et moi ne pourrions jamais nous rencontrer.
— Il est vrai, madame, que jusqu’à ce soir les circonstances n’étaient guère favorables à notre rencontre. Monsieur Drawlight, veuillez donc nous présenter.
Drawlight marmonna que la dame à la robe rouge était Mrs Bullworth.
Strange se leva, s’inclina devant Mrs Bullworth et se rassit.
— Mr Drawlight vous a décrit, je crois, mon horrible situation ? s’enquit Mrs Bullworth.
Strange eut un petit signe de tête qui pouvait signifier tout et n’importe quoi – ou ne rien signifier du tout.
— Un compte-rendu d’une personne extérieure ne peut jamais égaler le récit de quelqu’un qui est intimement concerné par les événements. Il existe peut-être des points essentiels que Mr Drawlight a omis de mentionner. Faites-moi ce plaisir, madame. Permettez-moi de l’entendre de votre bouche.
— Tout ?
— Tout.
— Très bien. Je suis, comme vous le savez, la fille d’un gentleman du Northamptonshire. Les terres de mon père sont étendues, sa maison et son revenu imposants. Nous comptons parmi les personnalités de ce comté. Ma famille m’a toujours encouragée à croire que, avec ma beauté et mes arts d’agrément, je pouvais prétendre à une position plus élevée dans le monde. Voilà deux ans, j’ai fait un mariage très avantageux. Mr Bullworth est riche, et nous sommes entrés dans les cercles les plus en vue. Mais je n’étais pas heureuse. L’été dernier, j’ai eu l’infortune de rencontrer un homme qui est tout ce que Mr Bullworth n’est pas : beau, intelligent, divertissant. Quelques courtes semaines ont suffi à me convaincre que je préférais cet homme à tous ceux que j’avais vus. – Elle eut un léger haussement d’épaules. – Deux jours avant Noël, j’ai quitté la maison de mon mari en sa compagnie. J’espérais – en fait, je croyais – divorcer de Mr Bullworth et épouser ce monsieur. Telles n’étaient pourtant pas ses intentions. Dès la fin janvier, nous nous étions querellés et mon ami m’avait abandonnée. Il est retourné dans sa maison et à ses occupations habituelles, alors que tout retour à mon ancienne vie était pour moi impossible. Mon mari m’a reniée, mes amis ont refusé de me recevoir. J’ai été remise à la discrétion de mon père. Il m’a avertie qu’il pourvoirait à mes besoins pour le restant de mes jours, mais qu’en retour je devais vivre complètement retirée du monde. Plus de bals, plus de fêtes, plus d’amis pour moi ! Plus rien. – Elle regarda un moment dans le vague, abîmée dans la contemplation de ce qu’elle avait perdu, puis tout aussi vite elle s’affranchit de sa mélancolie et déclara : – Et maintenant parlons affaires ! – Elle se dirigea vers un petit secrétaire, ouvrit un tiroir et en tira un papier qu’elle tendit à Strange. – J’ai, ainsi que vous m’y avez engagée, dressé la liste de tous ceux qui m’ont trahie.
— Ah ! Je vous ai demandé de dresser une liste, ce n’est pas possible ? s’exclama Strange, prenant le papier. Comme je suis efficace ! C’est une assez longue liste.
— Oh ! fit Mrs Bullworth. Tout nom doit être considéré comme une mission à part entière, pour laquelle vous serez rétribué. J’ai pris la liberté de noter à côté de chaque nom le châtiment qui, en mon opinion, devrait être le sien. Cependant, votre science supérieure de la magie peut vous suggérer d’autres sorts, plus appropriés à mes ennemis. Je serais ravie de vos conseils.
— « Sir James Southwell : goutte », lut Strange.
— Mon père, expliqua Mrs Bullworth. Il m’a mortellement excédée avec ses sermons sur ma nature méchante et m’a bannie pour toujours de chez lui. À maints égards, il est à l’origine de tous mes malheurs. J’aimerais pouvoir durcir mon cœur assez pour lui infliger une maladie plus grave. Hélas, j’en suis incapable. J’imagine que c’est ce qu’on entend par la faiblesse des femmes.
— Mais la goutte est extrêmement douloureuse, pour ce que j’en sais, observa Strange.
Mrs Bullworth eut un geste d’impatience.
— « Miss Elizabeth Church, poursuivit Strange. Que ses fiançailles soient rompues. » Qui est cette Miss Elizabeth Church ?
— Une de mes cousines, une fille ennuyeuse qui ne peut raconter une histoire sans broder. Nul ne lui a jamais prêté la moindre attention jusqu’à mon mariage avec Mr Bullworth. Et voilà que j’apprends qu’elle doit épouser un pasteur, et que mon père lui a remis un chèque de banque pour payer sa toilette de mariage et un nouveau mobilier. Mon père a promis aussi à Lizzie et au pasteur qu’il userait de son crédit pour leur obtenir toutes sortes de promotions. La voie leur sera facilitée. Ils doivent s’installer à New York, où ils participeront à des dîners, à des réceptions et à des bals, et profiteront de tous ces plaisirs qui auraient dû être miens. Monsieur Strange, s’écria-t-elle, gagnant en vigueur, il doit bien exister des charmes pour que le pasteur haïsse la seule vue de Lizzie ? Pour qu’il frissonne au son de sa voix ?
— Je n’en sais rien. Je ne me suis jamais penché sur cette question. Je présume que oui. – Il retourna à la liste. – « Mr Bullworth… »
— Mon mari, précisa-t-elle.
— « Qu’il soit mordu par ses chiens. »
— Il possède sept gros molosses noirs et en fait plus de cas que de n’importe quelle créature humaine.
— « Mrs Bullworth mère… » La mère de votre époux, je suppose. « Qu’elle se noie dans une lessiveuse. Qu’elle s’étrangle avec ses propres conserves d’abricots. Qu’elle rôtisse accidentellement dans un four à pain. » Cela fait trois morts pour une seule femme. Pardonnez-moi, madame Bullworth, mais même le plus grand magicien qui ait jamais existé ne pourrait pas tuer une personne de trois manières différentes.
— Faites votre possible, supplia Mrs Bullworth avec obstination. La vieille commère est si insupportablement fière de son ménage. Elle m’a ennuyée à mourir sur ce sujet.