— Je vois. Eh bien, tout cela est très shakespearien. Et nous arrivons donc au dernier nom. « Henry Lascelles. » Je connais ce gentleman.
Strange jeta un regard inquisiteur à Drawlight.
— C’est la personne sous la protection de laquelle j’ai laissé la maison de mon mari, expliqua Mrs Bullworth.
— Ah ! Et quel doit être son sort ?
— La ruine, proféra-t-elle d’une voix sourde, féroce. La démence. Le feu. Un mal qui le défigure. Un cheval pour le piétiner ! Un coquin qui lui dresse un guet-apens et lui balafre le visage au couteau ! Une vision d’horreur qui le hante et lui ôte le sommeil nuit après nuit ! – Elle se leva et se mit à arpenter la pièce. – Que toutes les vilaines actions déshonorantes qu’il a commises soient publiées dans la gazette ! Que le Tout-Londres l’évite ! Qu’il séduise une fille de la campagne qui devienne folle amoureuse de lui. Qu’elle le poursuive où qu’il aille pendant des années et des années. Qu’il devienne un objet de risée à cause d’elle, qu’elle ne le laisse jamais en paix. Qu’une erreur du fait d’un honnête homme le conduise à se voir accuser d’un crime. Qu’il subisse toutes les indignités d’un procès et d’un emprisonnement. Qu’il soit marqué au fer rouge ! Qu’il soit battu ! Fouetté ! Et qu’il soit exécuté !
— Madame Bullworth, tempéra Strange. Calmez-vous, je vous en prie.
Mrs Bullworth arrêta ses allées et venues. Elle cessa d’appeler des malédictions sur la tête de Mr Lascelles, mais parler de calme à son sujet eût été exagéré. Sa respiration était rapide, elle tremblait de tout son corps et ses traits étaient toujours contractés par la fureur.
Strange attendit le moment où il la jugea suffisamment maîtresse de soi pour comprendre ce qu’il entendait lui dire, puis il reprit la parole.
— Je le regrette fort, madame Bullworth, néanmoins vous avez été victime d’une cruelle duperie. Ce personnage – il jeta un regard vers Drawlight – vous a menti. Mr Norrell et moi-même n’avons jamais accepté de commandes de personnes privées. Nous n’avons jamais recouru aux services de ce personnage pour nous trouver des clients. Je ne connaissais pas votre nom jusqu’à ce soir.
Mrs Bullworth écarquilla les yeux un instant, puis se retourna contre Drawlight :
— Est-ce vrai ?
Drawlight riva un regard misérable sur le tapis et marmonna une manière de discours où seuls les mots « madame » et « situation particulière » étaient audibles.
Mrs Bullworth tendit la main pour agiter la sonnette.
La servante qui avait introduit Drawlight réapparut.
— Haverhill, ordonna Mrs Bullworth, faites sortir Mr Drawlight.
À la différence de la majorité des petites bonnes des maisons en vue qui sont choisies pour leur frais minois, Haverhill était une personne d’aspect capable et d’âge mûr, avec des bras robustes et une expression impitoyable. Cette fois-là, étant donné que Mr Drawlight n’était que trop heureux d’avoir l’occasion de sortir tout seul, elle n’eut pas grand-chose à faire. Il saisit sa canne et détala de la pièce dès que Haverhill eut ouvert la porte.
Mrs Bullworth se tourna vers Strange.
— Allez-vous m’aider ? Allez-vous faire ce que je vous demande ? Si l’argent n’est pas suffisant…
— Oh, l’argent ! – Strange eut un geste de dédain. – Vous m’en voyez désolé mais, ainsi que je vous l’ai dit, je n’accepte pas de missions privées.
Elle le regarda fixement, puis murmura d’une voix étonnée :
— Se peut-il que vous soyez totalement indifférent à la tragédie de ma situation ?
— Au contraire, madame Bullworth, un système de morale qui punit la femme et lave l’homme de toute responsabilité me paraît détestable au plus haut point. Mais je n’irai pas au-delà. Je ne ferai pas de tort à des innocents.
— Des innocents ? se récria-t-elle. Des innocents ? Qui est innocent ? Personne !
— Madame Bullworth, tout est dit. Je ne puis rien pour vous, veuillez m’excuser.
Elle le considéra avec dépit.
— Hum, bien. Au moins, vous avez l’élégance de vous abstenir de me recommander le repentir ou les bonnes œuvres, ou les travaux d’aiguille, ou tout autre remède que les benêts proposent à une vie gâchée et à un cœur brisé. Néanmoins, je pense qu’il vaut mieux pour nous deux mettre un terme à cet entretien. Bonsoir, monsieur Strange.
Strange s’inclina. Au moment où il quittait la pièce, il jeta un regard nostalgique au miroir accroché au-dessus du canapé, préférant selon les apparences repartir par ce chemin, mais Haverhill lui tenait la porte et la courtoisie l’obligeait à passer par là.
N’ayant ni cheval ni attelage, il parcourut à pied les cinq milles séparant Hampstead de Soho-square. En arrivant à sa propre porte d’entrée, il s’aperçut que, bien qu’il fût près de deux heures du matin, la lumière brillait à toutes les fenêtres de la maison. Avant qu’il eût eu le temps de pêcher sa clé dans sa poche, Colquhoun ouvrit la porte toute grande.
— Bon Dieu ! Que faites-vous ici ? s’exclama Strange.
Sans se donner la peine de répondre, Grant rentra dans la maison et cria.
— Il est là, madame ! Sain et sauf.
Arabella s’élança hors du salon, manquant tomber, suivie un instant plus tard de Sir Walter. Puis Jeremy Johns et plusieurs des domestiques apparurent dans le couloir menant à la cuisine.
— Est-il arrivé quelque chose ? Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ? demanda Strange, les regardant tous avec surprise.
— Tête de bois ! gloussa Grant, lui donnant une calotte affectueuse sur la tête. Nous nous inquiétons pour vous ! Où diable étiez-vous passé ?
— À Hampstead.
— Hampstead ! s’exclama Sir Walter. Enfin, nous sommes très contents de vous voir ! – Il jeta un regard à Arabella et ajouta nerveusement : – Je crains que nous n’ayons alarmé Mrs Strange sans raison.
— Oh ! fit Strange à l’intention de sa femme. Vous n’aviez pas peur, n’est-ce pas ? J’allais parfaitement bien, je vais toujours bien.
— Et voilà, madame ! déclara gaiement le colonel Grant. Je vous l’avais dit ! En Espagne, Mr Strange était souvent en grand péril, mais nous ne nous inquiétions jamais le moins du monde pour lui. Il est trop malin pour qu’il lui arrive quelque chose.
— Sommes-nous obligés de rester dans le vestibule ? demanda Strange.
Sur le chemin du retour de Hampstead, il avait médité sa magie et avait bien eu l’intention de continuer une fois chez lui. Au lieu de quoi il trouvait sa maison pleine de gens qui parlaient tous à la fois. Cela le mit de mauvaise humeur.
Il les précéda au salon et pria Jeremy de lui apporter du vin et quelque chose à manger. Quand tout le monde fut assis, il leur dressa un tableau de la situation.
— Nous avions vu juste. Drawlight s’était arrangé pour que Norrell et moi perpétrions toute sorte de magie noire possible et imaginable. Je l’ai trouvé en compagnie d’une jeune femme des plus excitables qui voulait que je torture son entourage.
— Quelle horreur ! s’écria le colonel Grant.
— Et qu’a dit Drawlight ? s’enquit Sir Walter. Comment s’est-il expliqué ?
— Ha ! – Strange laissa fuser un bref éclat de rire sans gaieté. – Il n’a rien dit. Il s’est tout bonnement sauvé… Ce qui est dommage, car j’avais la ferme intention de le provoquer en duel.
— Oh ! s’indigna soudain Arabella. Il s’agit de duels maintenant, n’est-ce pas ?
Sir Walter et Grant la contemplèrent tous deux avec inquiétude, mais Strange était trop absorbé dans ce qu’il racontait pour remarquer l’expression furieuse de sa femme.
— Non que je croie qu’il eût relevé le gant, j’eusse cependant aimé l’effrayer un brin. Dieu sait qu’il le mérite !