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— Avez-vous donc lu tous les ouvrages de magie ? demanda-t-il à Strange.

— Comment ? Non, bien sûr que non ! Vous savez très bien que non ! s’exclama Strange, qui songea aux livres de la bibliothèque de Hurtfew.

— Les corridors que vous avez vus ce soir, savez-vous où ils mènent tous ? reprit Sir Walter.

— Non, répondit Strange.

— Savez-vous quel est ce pays obscur que le pont enjambe ?

— Non, mais…

— Alors, il serait sûrement préférable de suivre les suggestions de Mrs Strange et de lire tout ce que vous pouvez sur ces routes avant d’y retourner, déclara Sir Walter.

— Mais les renseignements qu’on trouve dans les livres sont inexacts et contradictoires ! Même Norrell le dit, lui qui a lu tout ce qu’il y a à lire sur elles. Vous pouvez en être certain !

Arabella, Strange et Sir Walter continuèrent à discuter pendant encore une demi-heure jusqu’à ce que tout le monde fût fâché, malheureux, et mourût d’envie d’aller se coucher. Seul Strange semblait tant soi peu à l’aise avec ces descriptions de corridors mystérieux et silencieux, de chemins sans fin et de vastes paysages obscurs. Arabella était sincèrement effrayée par ce qu’elle avait entendu, et Sir Walter et le colonel Grant éprouvaient un certain trouble. La magie, qui leur avait paru si familière quelques heures plus tôt, si « anglaise », était soudain devenue inhumaine, surnaturelle, « altreterrestre ».

Quant à Strange, c’était sa ferme opinion qu’ils formaient l’engeance la plus imprévisible et la plus exaspérante au monde. En effet, ils ne comprenaient apparemment pas qu’il avait réussi un exploit tout à fait « remarquable ». Il ne serait pas exagéré, selon lui, d’affirmer que ç’avait été le plus grand de sa carrière jusqu’à ce jour. Aucun magicien anglais depuis Martin Pale ne s’était aventuré sur les routes du Roi. Mais, au lieu de le féliciter et de vanter ses talents – ce que n’importe qui d’autre eût fait ! –, ils savaient seulement se plaindre, à la manière de Norrell.

Le lendemain matin, il se réveilla décidé à retourner sur les routes du Roi. Il salua joyeusement Arabella, devisa avec elle de sujets neutres et, en général, fit comme si leur querelle de la veille avait été due à la fatigue de la jeune femme et à son exaspération. Mais, bien avant qu’il ait pu profiter de cette commode chimère (et s’éclipser sur les routes du Roi par le grand miroir le plus proche), Arabella le prévint sans ambages qu’elle était dans le même état d’esprit que la veille.

À la fin, n’est-il pas vain de tenter de suivre le cours d’une brouille entre deux époux ? Il est sûr qu’une telle conversation décrira plus de méandres qu’aucune autre. Elle se gonfle toujours d’arguments et de griefs tributaires remontant à des années, tous parfaitement incompréhensibles sauf pour les deux personnes étroitement concernées. Aucun des partis ne s’avère avoir raison ou tort en pareille occasion, et serait-ce le cas, qu’est-ce que cela prouverait ?

Le désir de vivre en amitié et en harmonie avec son conjoint est très fort, et Strange et Arabella n’étaient guère différents des autres à cet égard. Finalement, après deux jours passés à se renvoyer la balle, ils se firent mutuellement une promesse. Il lui promit de ne reprendre les routes du Roi que lorsqu’elle le lui permettrait. En échange, elle lui promit de lui accorder cette permission aussitôt qu’il l’aurait convaincue que cela ne présentait aucun danger.

37

Les Cinque Dragowni

Novembre 1814

Voilà sept ans, la maison de Mr Lascelles dans Bruton-street était généralement réputée pour être une des plus belles de Londres. Elle présentait le type de perfection qui ne peut être atteint que par un homme très riche, très oisif, consacrant la majeure partie de son temps à acquérir des peintures et des sculptures, et le plus gros de son énergie mentale à choisir mobilier et papiers peints. Son goût était des plus sûrs, et il avait le chic pour trouver des combinaisons de coloris nouvelles et saisissantes ; il aimait particulièrement les bleus, les gris et une sorte de bronze sombre et métallique. Pourtant, il ne s’attachait jamais à ses biens. Il revendait ses tableaux aussi fréquemment qu’il en achetait, et sa demeure ne dégénéra jamais en ce capharnaüm de musée de peinture qui guette les intérieurs de certains collectionneurs. Chacune des pièces de Lascelles ne contenait que peu de toiles et d’objets d’art*, mais ce peu-là comprenait quelques-unes des plus belles et des plus admirables curiosités de tout Londres.

Au cours des sept dernières années, toutefois, l’éclat de la maison de Lascelles s’était quelque peu terni. Les coloris, toujours aussi exquis, n’avaient pas changé depuis sept ans. Quoique coûteux, les meubles représentaient ce qui avait été le dernier cri sept ans plus tôt. Pendant les sept dernières années, aucun nouveau tableau n’était venu s’ajouter à la collection de Lascelles. Durant ces sept années, des antiques exceptionnels avaient afflué à Londres en provenance d’Italie, d’Égypte et de Grèce, mais d’autres gentlemen les avaient achetés.

Plus grave, certains signes révélaient que le propriétaire des lieux avait été absorbé par des occupations utiles, en bref qu’il avait « travaillé ». Comptes-rendus, manuscrits, lettres et documents officiels s’entassaient sur le moindre guéridon ou siège ; des numéros des Amis de la magie anglaise ainsi que des ouvrages sur la magie traînaient dans tous ses appartements.

À la vérité, même si Lascelles affectait toujours de mépriser le travail, durant les sept années qui avaient suivi l’arrivée de Mr Norrell, il avait été plus occupé que jamais. Bien que ce fût lui qui eût proposé de nommer Lord Portishead rédacteur en chef des Amis de la magie anglaise, la manière dont monsieur le duc avait exercé ses fonctions éditoriales avait ulcéré Lascelles à un degré à peine supportable. Lord Portishead s’en était en effet rapporté à Mr Norrell en toutes choses – il avait sur-le-champ mis en œuvre toutes les modifications superflues de Mr Norrell – et, en conséquence, la revue était devenue plus insipide et plus pontifiante à chaque numéro. À l’automne 1810, Lascelles s’était arrangé pour se faire nommer corédacteur en chef. Les Amis de la magie anglaise bénéficiaient de la plus importante souscription de tous les périodiques du royaume ; le résultat n’était pas négligeable. De plus, Lascelles écrivait sur la magie pour d’autres journaux et périodiques ; il conseillait le gouvernement en matière de politique magique ; il voyait Mr Norrell presque tous les jours et, à ses moments perdus, étudiait l’histoire et la théorie de la magie.

Trois jours après la visite de Strange à Mrs Bullworth, Lascelles travaillait dur dans sa bibliothèque sur le prochain numéro des Amis de la magie anglaise. Bien qu’il fût midi passé, notre homme n’avait pas encore trouvé le temps de se raser ni de s’habiller, et trônait en robe de chambre au milieu d’un fatras de livres, de papiers, de soucoupes et de tasses à café. Une lettre qu’il voulait était manquante ; il partit à sa recherche. En entrant au salon, il eut la surprise d’y rencontrer un visiteur.

— Oh ! s’exclama-t-il. Vous ici !

La misérable créature affaissée dans un fauteuil au coin du feu leva la tête.

— Votre domestique est allé vous quérir pour m’annoncer.

— Ah ! fit Lascelles, qui marqua une hésitation, ne sachant apparemment plus que dire.

Il s’assit dans le fauteuil opposé, appuya la tête sur sa main et considéra Drawlight d’un air pensif.