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— La justice des cours de droit coutumier est tout à fait imprévisible ! Le juge ne connaîtra rien à la magie. L’importance des crimes de cet homme lui échappera complètement. Je parle de ses crimes contre la magie anglaise, de ses crimes contre ma personne. Les Cinque Dragowni sont renommés pour leur sévérité. J’estime que la meilleure garantie pour nous est qu’il soit pendu.

— Pendu !

— Ah, oui ! Je suis partisan de le voir pendu ! Je pensais que tel était l’objet de notre discussion.

Mr Norrell clignait rapidement ses petits yeux.

— Monsieur Norrell, reprit Strange. Je suis aussi remonté contre cet individu que vous l’êtes. Il est sans scrupules, il est fourbe, il est tout ce que je méprise. Nonobstant, je ne serai la cause de la mort de personne. J’ai été en Espagne, monsieur. J’ai vu assez d’hommes mourir comme cela.

— Mais, il y a deux jours, vous vouliez le provoquer en duel !

Strange lui jeta un regard ulcéré.

— C’est tout à fait différent.

— En tout cas, continua Mr Norrell, j’estime Drawlight à peine plus à blâmer que vous !

— Moi ? s’écria Strange, ahuri. Pourquoi ? Qu’ai-je donc fait ?

— Oh, vous savez fort bien ce que je veux dire ! Que diable vous a-t-il pris d’emprunter les routes du Roi ? Seul et sans aucune préparation ! Vous ne pensiez pas que j’allais approuver une aussi folle aventure ! Vos actes de cette nuit contribueront autant à discréditer la magie que tous les forfaits de cet homme. Ils y contribueront sans doute davantage ! Nul n’a jamais eu bonne opinion de Christopher Drawlight. Ce n’est une surprise pour personne qu’il se révèle un chenapan. Mais, vous, vous êtes connu sur la place de Londres comme mon élève ! Vous êtes le second magicien du pays ! On croira que j’ai approuvé ce que vous avez fait. On croira que vos agissements entraient dans mon plan de restauration de la magie anglaise !

Strange toisa son maître.

— À Dieu ne plaise, monsieur Norrell, que vous dussiez vous sentir compromis par l’une quelconque de mes actions ! Rien, je vous l’assure, ne saurait être plus éloigné de mes vœux. Toutefois, il est facile d’y remédier. Si vous et moi nous séparons, monsieur, alors nous pourrons l’un et l’autre agir en toute indépendance. Le monde jugera chacun de nous sans référence à l’autre.

Mr Norrell parut bouleversé. Il jeta un regard à Strange, détourna de nouveau les yeux et marmonna à voix basse qu’il n’avait pas voulu suggérer cela. Il espérait que M. Strange le savait bien. Il se racla la gorge.

— J’ose croire que Mr Strange montrera de l’indulgence pour l’irritation de mes esprits. J’ose croire que Mr Strange se soucie assez de la magie anglaise pour supporter mon irritabilité. Il sait combien il est essentiel que lui et moi nous parlions et agissions de concert pour le bien de la magie anglaise. Il est beaucoup trop tôt pour que celle-ci soit exposée aux assauts des vents contraires. Si Mr Strange et moi-même commençons à nous contredire mutuellement sur d’importantes questions de politique magique, alors je ne crois pas que la magie anglaise y survivra.

Un silence.

Strange se leva de son fauteuil et, avec une raideur toute solennelle, s’inclina devant Mr Norrell.

Les instants qui suivirent furent empreints de gêne. Mr Norrell donnait l’impression qu’il eût été content d’ajouter quelque chose mais qu’il ne trouvait pas ses mots.

Il se trouvait que le dernier ouvrage de Lord Portishead, son Essai sur l’extraordinaire renouveau de la magie anglaise, etc., venait de sortir des presses et était posé à portée de main sur une petite table. Mr Norrell s’en saisit.

— L’excellent opuscule que voici ! Et comme Lord Portishead est dévoué à notre cause ! Après pareille crise, l’on ne se sent pas très enclin à se fier à qui que ce soit… Pourtant, je pense que nous pourrons toujours compter sur Lord Portishead !

Il tendit le livre à Strange.

Strange le feuilleta d’un air songeur.

— Il a assurément suivi nos recommandations. Deux longs chapitres où il attaque le roi Corbeau, presque sans aucune allusion aux fées. Autant que je m’en souvienne, le manuscrit original comportait une description substantielle de la magie du roi Corbeau.

— Oui, en effet, acquiesça Mr Norrell. Jusqu’à ce que vous lui apportiez ces corrections, son texte était sans intérêt. Pire que sans intérêt, dangereux ! Les longues heures que vous avez passées avec lui à guider ses pensées ont toutes porté leurs fruits ! Vous m’en voyez extrêmement ravi.

Lorsque Lucas revint servir le thé, les deux magiciens paraissaient redevenus eux-mêmes (bien que Strange fût peut-être un tantinet moins loquace que d’habitude). Leur querelle semblait oubliée.

Au moment de se retirer, Strange demanda s’il pouvait emprunter le livre de Lord Portishead.

— Certainement ! s’écria Mr Norrell. Gardez-le ! J’en ai plusieurs autres exemplaires.

Malgré toutes les objections que Strange et Childermass avaient soulevées, Mr Norrell était dans l’incapacité de renoncer à son plan de restauration des Cinque Dragowni. Plus il y songeait, plus il était convaincu qu’il ne pourrait plus trouver la paix si l’Angleterre n’avait pas son tribunal de droit magique. Il pensait qu’aucune peine susceptible d’être prononcée contre Drawlight par toute autre instance ne pourrait jamais le satisfaire. Aussi, plus tard dans la journée, dépêcha-t-il Childermass au domicile de Lord Liverpool pour solliciter une audience de quelques minutes. Lord Liverpool renvoya un message disant qu’il recevrait Mr Norrell le lendemain.

À l’heure convenue, Mr Norrell se présenta devant le Premier ministre et lui exposa son projet. Quand il eut conclu, Lord Liverpool fronça le sourcil.

— Le droit magique est tombé en désuétude en Angleterre, objecta-t-il. Aucun magistrat n’est qualifié pour siéger dans un tel tribunal. Qui donc instruirait les affaires ? Qui les jugerait ?

— Ah ! s’exclama Mr Norrell, produisant une liasse épaisse de papiers. Je suis content que monsieur le duc pose des questions aussi pertinentes. J’ai rédigé un document expliquant le fonctionnement des Cinque Dragowni. Nos connaissances présentent maintes lacunes, c’est fâcheux. Heureusement, je suggère quelques moyens de restaurer ce qui s’est perdu. J’ai pris pour modèle les tribunaux ecclésiastiques du Collège des docteurs en droit civil. Ainsi que monsieur le duc le verra, beaucoup de travail nous attend.

Lord Liverpool jeta un regard à la liasse de papiers.

— Beaucoup trop de travail, monsieur Norrell, déclara-t-il d’un ton indifférent.

— Oh, je puis vous assurer qu’il est nécessaire ! On ne peut plus nécessaire, vraiment ! Comment donner des règles à la magie, sinon ? Comment se garder, sinon, des méchants magiciens et de leurs serviteurs ?

— Quels méchants magiciens ? Il n’y a que Mr Strange et vous.

— Eh bien, il est vrai, mais…

— Vous sentez-vous particulièrement méchant, à présent, monsieur Norrell ? Y a-t-il une raison pressante pour que le gouvernement britannique doive promulguer un recueil de lois séparé pour contrôler vos intentions perverses ?