Un soir vers la fin novembre, une ou deux semaines après ces événements. Strange et Arabella se tenaient au salon de Soho-square. Arabella rédigeait une lettre et Strange s’arrachait distraitement les cheveux, le regard perdu dans le vide. Soudain il se leva et sortit de la pièce.
Il réapparut une heure plus tard avec une douzaine de feuillets couverts de son écriture.
Arabella leva les yeux.
— Je croyais que votre article pour Les Amis de la magie anglaise était terminé.
— Il ne s’agit pas de l’article pour Les Amis de la magie anglaise, mais de la recension du livre de Portishead.
Arabella fronça le sourcil.
— Vous ne pouvez critiquer un ouvrage auquel vous avez apporté votre contribution !
— J’estime que si. Dans certaines circonstances.
— Vraiment ! Et quelles sont donc ces circonstances ?
— Si j’affirme que c’est un livre abominable, une scandaleuse supercherie aux dépens du public britannique…
Arabella le regarda fixement.
— Jonathan ! murmura-t-elle enfin.
— Voyons, ce livre est abominable !
Il lui tendit la liasse de feuillets et elle se mit à lire. La pendule de la cheminée sonna neuf heures et Jeremy servit le thé. Après avoir achevé sa lecture, elle poussa un soupir.
— Qu’allez-vous faire ?
— Je ne sais. Le publier, je pense.
— Et que devient le pauvre Portishead ? S’il a mis dans son livre des affirmations qui sont erronées, alors, certes, il faut les relever. Mais vous savez fort bien qu’il ne les a écrites qu’à votre instigation. Il va se sentir très maltraité.
— Oh, absolument ! Cette affaire est lamentable du début à la fin, lança Strange avec insouciance. – Il but une gorgée de thé et avala une bouchée de toast – Néanmoins, la question n’est pas là. Devrais-je laisser mon estime pour Portishead m’empêcher de dire ce que je crois être vrai ? Je ne pense pas. Et vous ?
— Est-ce à vous de vous en charger ? protesta Arabella avec un regard triste. Le pauvre homme, cela l’atteindra tellement plus si cela vient de vous.
Strange fronça le sourcil.
— Bien sûr que c’est à moi. Qui reste-t-il d’autre ? Allez ! Je vous promets de me confondre en très plates excuses dès que l’occasion se présentera.
Et Arabella dut se contenter de cette promesse.
Dans l’intervalle, Strange réfléchissait à qui il devait proposer sa recension. Son choix tomba sur Mr Jeffrey, le rédacteur en chef écossais del’ Edinburgh Review. Orl’ Edinburgh Review, ne l’oublions pas, était une publication radicale, favorable aux réformes politiques, à l’émancipation des catholiques et des juifs, et à toutes sortes d’autres nouveautés que Mr Norrell n’approuvait pas. En conséquence, ces dernières années Mr Jeffrey avait vu des critiques et des articles sur le « renouveau de la magie anglaise » paraître dans différentes publications, tandis que lui, le malheureux, n’avait droit à rien. Naturellement, il fut ravi de recevoir enfin une critique de Strange. Il ne se souciait pas le moins du monde de son incroyable contenu révolutionnaire, puisque c’était là le genre de choses qu’il appréciait le plus. Il écrivit immédiatement un mot à son illustre commentateur, l’assurant qu’il publierait son texte le plus tôt possible. Deux jours plus tard, il lui envoyait un haggis, une sorte de pudding écossais, en guise de cadeau.
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Extrait de l’ Edinburgh Review
« ARTICLE XIII. Essai sur l’extraordinaire renouveau de la magie anglaise, etc., de JOHN WATERBURY, Lord PORTISHEAD, avec un compte-rendu de la Magie accomplie lors de la dernière guerre d’Espagne : JONATHAN STRANGE, magicien ordinaire de Monsieur le Duc de WELLINGTON. John Murray éd., Londres, 1814.
« En sa qualité d’assistant et de confident estimé de Mr NORRELL comme en sa qualité d’ami de Mr STRANGE, Lord PORTISHEAD est admirablement désigné pour rapporter l’histoire des récents événements magiques, car il s’est trouvé au centre de maints d’entre eux. Chacun des exploits de Mr NORRELL et de Mr STRANGE a été largement évoqué dans les gazettes et les revues, mais les lecteurs de Lord PORTISHEAD en auront une bien meilleure compréhension grâce au récit intégral qu’il donne à leur intention.
« Les admirateurs les plus enthousiastes de Mr NORRELL voudraient nous faire accroire que celui-ci a débarqué à Londres au printemps 1807 tout armé, comme le Plus grand magicien et le Premier phénomène de l’Ère, or, d’après le compte-rendu de PORTISHEAD, il est clair que lui et STRANGE ont tous deux gagné en assurance et en savoir-faire après des débuts très hésitants. Portishead ne néglige pas de citer leurs échecs comme leurs succès. Le chapitre V contient un exposé tragicomique de leur longue dispute avec le régiment de la Garde à cheval, laquelle a débuté en 1810, quand un des généraux eut l’idée originale de remplacer les chevaux de la Cavalerie par des licornes. De cette manière, on espérait donner aux soldats le pouvoir d’encorner le cœur des Français. Malheureusement, ce magnifique projet n’eut jamais de suite puisque, loin qu’ils eussent trouvé un nombre suffisant de licornes à l’usage de la Cavalerie, il reste encore à Mr NORRELL et Mr STRANGE à découvrir ne serait-ce que la première.
« D’une valeur plus douteuse est la seconde moitié de l’ouvrage de Monsieur le Duc, où il abandonne la description pour commencer à poser des règles, afin de déterminer ce qui est ou n’est pas de l’honorable Magie anglaise. En d’autres mots, laquelle doit s’appeler Magie blanche et laquelle Magie noire. Jusqu’ici, rien de neuf. Le lecteur jetterait-il un œil aux livraisons des récents commentateurs de magie, il commencerait par percevoir une curieuse uniformité des opinions. Tous entonnent un refrain similaire et tous emploient des arguments identiques pour tirer leurs conclusions.
« Le moment est peut-être venu de s’interroger sur cet état de fait. Dans toute autre branche du savoir, notre compréhension se nourrit de la contradiction et du débat rationnel. Le droit, la théologie, l’histoire et la science ont leurs différentes chapelles. Pourquoi donc, en magie, n’entendons-nous que de sempiternelles arguties éculées ? On commence à se demander pourquoi on se donne le mal d’argumenter, étant donné que tout le monde semble partager les mêmes vérités. Cette fastidieuse monotonie est particulièrement évidente dans les dernières contributions à l’HISTOIRE DE LA MAGIE ANGLAISE, qui deviennent plus singulières à chaque redite.
« Voilà huit ans, cet auteur publiait Histoire du roi Corbeau pour les Enfants, un modèle du genre. Ce livre donne en effet au lecteur une vive impression de l’étrangeté surnaturelle et prodigieuse de la magie de JOHN USKGLASS. Alors pourquoi aujourd’hui feint-il de croire que la vraie Magie anglaise est née au XVIe siècle avec MARTIN PALE ? Au chapitre VI de son Essai sur l’extraordinaire renouveau de la magie anglaise, etc., il soutient que Pale a l’intention expresse de purger la Magie anglaise de ses éléments les plus obscurs. Or il ne tente pas d’apporter la moindre preuve à cette extraordinaire affirmation, ce qui est tout aussi bien puisqu’il n’en existe pas.
« Selon les vues actuelles de PORTISHEAD, la tradition qui a commencé avec PALE a été perfectionnée par HICKMAN, LANCHESTER, GOUBERT, BELASIS et alii (ceux que nous dénommons les magiciens ARGENTINS) pour atteindre aujourd’hui son glorieux apogée avec Mr NORRELL et Mr STRANGE. Il s’agit, certainement, d’une façon de voir que Mr STRANGE et Mr NORRELL ont contribué à propager. Toutefois, celle-ci ne mène à rien. MARTIN PALE et les magiciens Argentins ne se sont jamais proposé de poser les fondements de la Magie anglaise. Dans le moindre charme qu’ils ont consigné, dans le moindre mot qu’ils ont écrit, ils se sont efforcés de recréer la glorieuse magie de leurs prédécesseurs (ceux que nous définissons comme l’Âge d’Or ou magiciens AURÉATS) : THOMAS GODBLESS, RALPH DE STOKESEY, CATHERINE DE WINCHESTER et, surtout, JOHN USKGLASS. MARTIN PALE a été l’émule dévoué de ces magiciens-ci. Il n’a jamais cessé de regretter de ne pas être né deux cents ans plus tôt.