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— Non, je ne le connais pas, répondit Strange, décochant à Mr Norrell un regard aigu signifiant qu’il ne l’avait pas lu pour les raisons habituelles. Néanmoins, je ne puis m’empêcher de regretter que vous ne m’en ayez pas dit davantage plus tôt.

— Peut-être ai-je eu tort de vous dissimuler tant de mes pensées, reconnut Mr Norrell, nouant ses doigts ensemble. Je suis quasi certain aujourd’hui d’avoir eu tort. Mais j’ai décidé autrefois que les intérêts de la Grande-Bretagne étaient mieux servis par un silence absolu en la matière, et l’on a du mal à changer de vieilles habitudes. Vous voyez la tâche qui est la nôtre, n’est-ce pas, monsieur Strange ? La vôtre et la mienne ? La magie ne peut pas attendre le bon plaisir d’un roi qui ne se soucie plus de ce qui advient de l’Angleterre. Nous devons briser la dépendance que les magiciens anglais éprouvent envers lui. Nous devons leur faire oublier John Uskglass aussi complètement qu’il nous a oubliés.

Strange secoua la tête, le sourcil froncé.

— Non, malgré tout ce que vous dites, je crois toujours que John Uskglass est au cœur de la magie anglaise et que c’est à nos risques et périls que nous l’ignorons. Il s’avérera peut-être, à la fin, que je suis dans l’erreur. Rien n’est plus probable. Sur un sujet d’une signification aussi cruciale pour la magie anglaise, j’ai toutefois besoin de comprendre par moi-même. Ne pensez pas que je sois ingrat, monsieur, je crois que la période de notre collaboration s’achève. Il me paraît que nous sommes trop différents…

— Oh ! s’écria Mr Norrell. Je sais bien que nos tempéraments… – Il eut un geste de dénégation. Mais quelle importance ? Nous sommes des magiciens. Pour moi, tel est l’alpha et l’oméga. Pour vous aussi. C’est là tout ce qui nous intéresse, l’un et l’autre. Si vous quittez cette maison aujourd’hui pour suivrevotre propre route, à qui parlerez-vous comme nous parlons en ce moment ? Il n’y a personne. Vous serez seul. – D’un ton presque implorant, il murmura : – Ne faites pas cela.

Strange regarda son maître avec perplexité. Il ne s’était aucunement attendu à cela. Loin d’avoir été plongé dans une fureur noire par la recension de Strange, Mr Norrell était en proie à un accès de sincérité et d’humilité. À cet instant, il semblait à Strange à la fois raisonnable et tentant de revenir sous la tutelle de Mr Norrell. Seules la fierté et la certitude de nourrir des sentiments différents dans une heure ou deux le poussèrent à déclarer :

— Pardonnez-moi, monsieur Norrell, mais depuis que je suis revenu d’Espagne, il ne me paraît plus juste de me définir comme votre élève. J’ai le sentiment de jouer un rôle. Soumettre mes communications à votre approbation pour que vous puissiez y apporter des changements comme bon vous semble, voilà ce que je ne puis plus accepter. Cela me pousse aussi à soutenir ce à quoi je ne crois plus.

— Tout, absolument tout, doit être rendu public, soupira Mr Norrell, qui se pencha en avant, puis reprit avec plus de force : Laissez-moi vous guider. Promettez-moi de ne rien publier, de ne rien dire, de ne rien faire avant d’avoir arrêté votre décision sur ces matières. Croyez-moi, quand je vous assure que dix, vingt, cinquante ans de silence valent bien la satisfaction de savoir, à la fin, que vous avez dit ce que vous deviez dire. Ni plus ni moins. Le silence et l’inaction ne vous conviennent point, je sais cela. Je promets toutefois de faire amende honorable. Vous n’y perdrez rien. Si vous avez eu par le passé des raisons de me considérer comme ingrat, vous me trouverez différent à l’avenir. Je répéterai partout en quelle haute estime je vous tiens. Nous ne serons plus maître et élève. Traitons d’égal à égal ! N’ai-je pas, en tout état de cause, appris presque autant de vous que vous de moi ? Le côté le plus lucratif de notre affaire doit vous revenir ! Les livres… – Il déglutit légèrement. – Les livres que j’aurais dû vous prêter et dont je vous ai privé, vous les lirez. Nous allons partir pour le Yorkshire, vous et moi, ensemble. Ce soir, si vous le souhaitez ! Et je vous confierai la clé de la bibliothèque et vous lirez tout votre soûl. Je… – Mr Norrell se passa la main sur le front, surpris par ses propres paroles. – Je n’exigerai pas une rétractation de votre recension. Laissons cela, laissons cela. Et en temps voulu, vous et moi répondrons ensemble à toutes les questions que vous y soulevez.

Il s’écoula un long silence. Mr Norrell épiait ardemment le visage de son interlocuteur. Son offre de partager avec Strange sa bibliothèque de Hurtfew ne fut pas sans effet. Pendant quelques instants, Strange vacilla visiblement dans sa détermination à se séparer de son maître, puis il proféra enfin :

— Je suis très honoré, monsieur. Vous n’êtes pas ordinairement un homme de compromis, je sais. Je pense néanmoins que je dois me fixer mon propre cap maintenant. Nos routes se séparent ici.

Mr Norrell ferma les yeux.

À ce moment-là, la porte s’ouvrit. Lucas et un des autres valets entrèrent pour servir le thé.

— Allons, monsieur, dit Strange.

Il toucha le bras de son maître en guise de réconfort. Pour la dernière fois, les deux seuls magiciens d’Angleterre prirent le thé ensemble.

Strange quitta Hanover-square à huit heures et demie. Plusieurs personnes qui s’attardaient à leurs fenêtres du rez-de-chaussée le virent s’en aller. D’autres, qui dédaignaient de monter la garde en personne, avaient envoyé leurs bonnes et leurs valets guetter sur la place. On ignore si Lascelles avait pris des dispositions de ce type mais, dix minutes après que Strange eut tourné dans Oxford-street, Lascelles heurtait à la porte de Mr Norrell.

Mr Norrell était toujours dans sa bibliothèque ; il n’avait pas bougé du fauteuil où il était assis quand Strange s’était retiré. Il regardait fixement le tapis.

— Est-il parti ? demanda Lascelles.

Mr Norrell ne répondit pas.

Lascelles prit donc place.

— Nos conditions ? Quel accueil leur a-t-il réservé ?

Toujours pas de réponse.

— Monsieur Norrell ? Lui avez-vous exposé ce dont nous sommes convenus ? Lui avez-vous dit que, à moins qu’il ne publie une rétractation, nous nous verrons contraints de révéler ce que nous savons de la magie noire employée en Espagne ? Lui avez-vous dit que, en aucun cas, vous ne le prendriez comme élève ?

— Non, murmura Mr Norrell. Je n’ai rien dit de tout cela.

— Mais…

Mr Norrell eut un profond soupir.

— Peu importe ce que je lui ai dit ! Il est parti.

Lascelles demeura silencieux un moment et considéra le magicien avec une certaine irritation. Mr Norrell, toujours perdu dans ses pensées, ne remarqua rien.

À la fin, Lascelles leva les épaules.

— Vous aviez raison depuis le début, monsieur, déclara-t-il. Il ne peut y avoir qu’un magicien en Angleterre.

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends que « deux » est en tout un nombre des plus inconfortables. « Un » fait ce qu’il lui plaît. « Six » peuvent assez bien s’accorder. Mais « deux » doivent toujours se disputer le pouvoir, « deux » doivent toujours se surveiller l’un l’autre. Les yeux du monde entier erreront entre « deux », ne sachant sur lequel se poser. Vous soupirez, monsieur Norrell. Vous savez bien que j’ai raison. À l’avenir, nous devons intégrer Mr Strange dans tous nos plans… Ce qu’il dira, ce qu’il fera, comment le contrer. Vous m’avez souvent répété qu’il était un magicien remarquable. Sa virtuosité était un grand avantage quand il la mettait à votre service. À présent, tout cela est terminé. Un jour ou l’autre, il est certain qu’il retournera ses talents contre vous. Il n’est pas trop tôt pour commencer à se méfier de lui. Je parle sérieusement. Son génie pour la magie est si extraordinaire, et ses matériaux si pauvres, qu’il finira par croire que tout est permis à un magicien. Que ce soit le cambriolage, le vol ou la concurrence frauduleuse. – Lascelles se pencha en avant. – Je ne veux pas dire qu’il est dépravé au point de vous voler à cette heure. Mais, s’il arrive un jour qu’il soit dans le besoin, alors il semblera à son esprit indiscipliné que tout abus de confiance, toute violation de la propriété privée sont justifiés. – Il marqua une pause. – Vous avez pris vos précautions contre les voleurs à Hurtfew ? Jeté des charmes de dissimulation ?