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— Fragments d’ossements et armures rouillées ? répéta Arabella. Non, pas du tout. Madame se méprend. Les batailles ont eu lieu il y a longtemps. Il n’en reste rien. En tout cas, rien qui soit pénible pour quiconque…

— Et pourtant, savez-vous, poursuivit Lady Pole, lui prêtant à peine attention, des batailles ont été livrées quasiment partout, à un moment ou à un autre. Je me souviens d’avoir appris dans ma salle de classe que Londres avait été le théâtre d’une bataille particulièrement féroce. Les habitants furent exécutés en d’horribles manières et la ville fut réduite en cendres. Tous les jours de notre vie nous sommes entourés par les ombres de la violence et du malheur, et, selon moi, il n’importe guère qu’il en reste ou non des signes matériels.

Quelque chose changea dans le salon. On eût cru que des ailes froides et grises avaient battu au-dessus de leurs têtes, ou alors que quelqu’un avait traversé les miroirs et jeté une ombre dans la pièce. Arabella avait souvent observé ce curieux jeu de lumière quand elle était assise avec Lady Pole. Ne sachant à quoi d’autre l’attribuer, elle supposait qu’il était dû à la présence de tant de glaces en un seul lieu.

Lady Pole frissonna et resserra son châle autour d’elle. Arabella se pencha pour lui prendre la main.

— Allons ! Occupez vos pensées de sujets plus gais.

Lady Pole lui jeta un regard inexpressif. Elle ne savait pas plus être gaie que voler.

Alors Arabella lui fit la conversation, avec l’espoir de l’empêcher momentanément de songer à des horreurs. Elle lui parla nouvelles boutiques et nouvelles modes. Elle lui vanta un très joli taffetas couleur d’ivoire, qu’elle avait vu dans une vitrine de Friday-street, et d’une passementerie de perles de verre couleur turquoise, aperçue autre part, qui s’assortirait magnifiquement avec le taffetas ivoire. Elle lui relata ensuite ce que sa couturière lui avait dit des perles de verre, puis elle lui décrivit une plante extraordinaire, en la possession de ladite couturière, qui poussait dans un pot, sur un petit balcon extérieur de fer forgé, et qui avait tellement grandi en l’espace d’un an qu’elle bouchait complètement une fenêtre de l’étage au-dessus, celle d’un fabricant de bougies. Après quoi vinrent d’autres plantes à la taille incroyable : Jack et son haricot magique – le géant au sommet de la tige de haricot, les géants et les tueurs de géants en général – ; Napoléon Bonaparte et le duc de Wellington ; les mérites du duc dans tous les domaines de la vie sauf un – le grand chagrin de la duchesse.

— Heureusement, nous ne connaissons ni l’une ni l’autre ce que c’est qu’avoir l’esprit constamment troublé par la vision de son époux occupé à rendre hommage à d’autres femmes, conclut-elle, un peu hors d’haleine.

— Je suppose que oui, répondit Lady Pole, d’un air un tantinet dubitatif.

Cela chagrina Arabella. Elle avait beau se montrer indulgente pour toutes les bizarreries de Lady Pole, elle avait du mal à lui pardonner sa froideur coutumière envers son époux. Arabella ne pouvait se rendre à Harley-street aussi souvent qu’elle le faisait sans remarquer à quel point Sir Walter était dévoué à Lady Pole. S’il songeait à une chose qui puisse lui agréer ou soulager le moins du monde ses souffrances, alors ce secours lui était donné dans l’instant, et Arabella voyait toujours avec un serrement de cœur combien ses efforts étaient maigrement récompensés. Non que Lady Pole montrât une quelconque aversion envers lui ; elle semblait parfois à peine s’apercevoir de sa présence.

— Oh ! Mais vous ne mesurez pas quelle bénédiction c’est là ! s’écria Arabella. Une des plus grandes de l’existence.

— De quoi parlez-vous ?

— De l’amour de votre époux.

Lady Pole parut surprise.

— Oui, il m’aime, énonça-t-elle enfin. Ou, du moins, le prétend-il. Mais à quoi cela m’avance-t-il ? Son amour ne m’a jamais réchauffée quand j’avais froid, et j’ai toujours froid, savez-vous ? Il n’a jamais non plus raccourci un de ces longs bals ennuyeux ne fût-ce que d’une minute, ni arrêté une seule procession dans ces interminables couloirs obscurs et fantomatiques. Il ne m’a jamais préservée d’aucune misère. L’amour de votre époux vous a-t-il sauvée de quoi que ce soit ?

— Mr Strange ? – Arabella sourit. – Non, jamais. C’est plutôt moi qui ai pour habitude de le sauver ! J’entends, ajouta-t-elle en hâte, étant donné qu’il était clair que Lady Pole ne la comprenait pas, qu’il rencontre souvent des gens qui désirent le voir pratiquer la magie dans leur intérêt. Ou ils ont un petit-neveu qui souhaite apprendre la magie avec lui. Ou encore ils croient avoir découvert une pantoufle ou une fourchette magique, ou ce genre d’ineptie. Ils ne lui veulent aucun mal. En général, ils sont même respectueux. Néanmoins, Mr Strange n’est pas le plus patient des hommes, aussi suis-je contrainte d’intervenir et de me porter à son secours avant qu’il ne prononce quelques paroles malavisées.

Il était temps pour Arabella de songer à se retirer, et elle se prépara à prendre congé. Maintenant qu’elles ne se reverraient peut-être pas avant plusieurs mois, Arabella tenait particulièrement à ce que ses adieux fussent empreints de gaieté.

— Et j’espère, ma chère Lady Pole, dit-elle donc, que, lorsque nous nous reverrons, vous vous porterez beaucoup mieux et que vous pourrez peut-être reparaître dans le monde. Mon vœu le plus cher est que nous nous retrouvions un jour au théâtre ou à un bal…

— Un bal ? s’exclama avec horreur Lady Pole. Quelle horreur ! À Dieu ne plaise que nous nous retrouvions jamais à un bal !

— Chut ! chut ! Je ne voulais pas vous peiner. J’ai oublié combien vous détestiez danser. Allons, ne pleurez pas ! N’y songez pas, si cela vous rend malheureuse !

Elle fit de son mieux pour apaiser son amie. Elle la prit dans ses bras, lui baisa la joue et les cheveux, lui caressa la main, lui offrit son eau de lavande. Rien n’y fit. Pendant quelques instants, Lady Pole s’abandonna à une crise de larmes. Arabella ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Mais y avait-il quelque chose à comprendre ? Cela faisait partie du mal de Madame d’être saisie d’épouvante pour des vétilles, d’avoir du chagrin pour rien du tout. Arabella agita la sonnette pour appeler la bonne.

Seulement quand la bonne apparut, Madame fit enfin un effort pour composer son maintien.

— Vous n’avez pas idée de ce que vous avez dit ! gémit-elle. À Dieu ne plaise que vous deviez jamais découvrir ce que j’ai découvert ! Je dois tenter pourtant de vous avertir, je sais que c’est sans espoir, mais je le dois ! Écoutez-moi, ma chère, ma très chère madame Strange. Écoutez comme si votre salut éternel en dépendait !

Aussi Arabella prit-elle l’air le plus attentif possible.

En vain. Cette occasion ne s’avéra, en effet, guère différente de toutes les autres où Madame avait prétendu avoir une nouvelle de la plus haute importance à communiquer à Arabella. Elle pâlit, prit plusieurs profondes inspirations… et relata une très étrange histoire sur le propriétaire d’une mine de plomb du Derbyshire qui était tombé amoureux d’une fille d’étable. La fille d’étable était tout ce que le propriétaire de la mine avait jamais espéré, à cela près que son reflet apparaissait toujours quelques minutes trop tard dans un miroir, que ses yeux changeaient de couleur au coucher du soleil et qu’on voyait souvent son ombre se livrer à des danses sauvages alors qu’elle demeurait immobile.

Après que Lady Pole fut remontée dans ses appartements, Arabella resta assise seule. « Quelle sotte je fais ! pensa-t-elle. Je n’ignore pourtant pas que toute allusion à la danse l’afflige au dernier point ! Comment ai-je pu être si étourdie ? Je me demande ce qu’elle voulait me dire. Je ne suis pas sûre qu’elle-même l’ait su. Pauvre créature ! Sans la bénédiction de la santé et de la raison, la richesse et la beauté sont vraiment sans valeur ! »