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Une voix cria son nom. S’étant retourné, il reconnut le colonel Manningham, une de ses connaissances, qui l’invita sur-le-champ à venir avec lui en la demeure de Lady Charlotte Greville (une lady anglaise vivant à Bruxelles). Strange allégua qu’il n’avait pas d’invitation et que, de toute façon, il devait s’enquérir de monsieur le duc. Manningham déclara que l’absence de carton n’avait aucune importance ; il serait à coup sûr bien accueilli, et il y avait autant de chances pour que le duc fût dans les salons de Lady Charlotte Greville que n’importe où ailleurs.

Dix minutes plus tard, Strange se retrouvait dans de luxueux appartements bourrés de personnes qu’il connaissait pour la plupart. Étaient présents des officiers, de belles dames, des gentlemen en vogue, des politiciens britanniques et des représentants de tous les rangs et titres de la pairie britannique. Tous parlaient et plaisantaient bruyamment de la guerre. Cette idée était nouvelle pour Strange : la guerre transformée en divertissement chic. En Espagne et au Portugal, les soldats avaient été accoutumés à se considérer comme des martyrs calomniés et oubliés. Les éditoriaux des journaux anglais s’étaient toujours acharnés à décrire la situation sous le jour le plus sombre possible. Ici, à Bruxelles, être un des officiers de monsieur le duc était la chose la plus noble au monde, et la qualité de magicien de monsieur le duc venait au deuxième rang.

— Wellington souhaite-t-il vraiment la présence de tout ce monde ? chuchota Strange, stupéfait, à Manningham. Qu’adviendra-t-il si les Français attaquent ? Je regrette d’être venu. On va sûrement commencer à me poser des questions sur mon différend avec Norrell, et je n’ai vraiment aucune envie d’en parler.

— Sottises ! répondit Manningham à voix basse. Nul ne s’en soucie ici ! Et de toute façon voici le duc !

Précédé par un léger brouhaha, monsieur le duc apparut.

— Ah ! Merlin ! s’écria-t-il, les yeux à peine posés sur Strange. Je suis très content de vous voir ! Serrez-moi la main ! Vous connaissez le duc de Richmond, bien entendu. Non ? Alors, permettez-moi de vous présenter.

Si rassemblée avait été déjà animée, comme elle brillait davantage maintenant que monsieur le duc était là ! Tous les visages se tournèrent dans sa direction pour voir à qui il parlait et (plus intéressant encore !) qui il courtisait. À le voir, nul n’eût deviné qu’il était venu à Bruxelles pour une autre raison que se divertir. Mais chaque fois que Strange tentait de s’éloigner, le duc le fixait du regard, comme pour lui dire : « Non, il vous faut rester. J’ai besoin de vous ! » Finalement, sans cesser de sourire, il pencha la tête et murmura à l’oreille de Strange :

— Là-bas, je crois que cela devrait faire l’affaire. Venez ! Il y a un jardin d’hiver à l’autre bout du salon. Nous y serons à l’écart de la foule.

Ils prirent place au milieu des palmiers et autres plantes exotiques.

— Je vous mets en garde, reprit le duc. Ce n’est pas l’Espagne. En Espagne, les Français étaient l’ennemi honni par tout homme, femme et enfant du pays. Ici, les choses se présentent différemment. Napoléon a des amis dans chaque rue et dans beaucoup de branches de l’armée. La ville grouille d’espions. Aussi, il nous revient, à vous comme à moi, de faire comme s’il n’y avait rien au monde de plus certain que sa défaite ! Souriez, Merlin ! Prenez un peu de thé. Cela vous calmera les nerfs.

Strange ébaucha un sourire désinvolte, qui se transforma immédiatement en un froncement de sourcils inquiet. Aussi, afin de détourner l’attention de monsieur le duc des faiblesses de son expression, il demanda quelle était l’opinion de monsieur le duc sur l’armée.

— Oh ! C’est une mauvaise troupe, dans le meilleur des cas. L’armée la plus mélangée que j’aie jamais commandée. Britanniques, Belges, Hollandais et Allemands, mêlés tous ensemble, comme si on essayait de bâtir un mur à partir d’une demi-douzaine de matériaux. Chaque matériau peut être parfait à sa manière, mais on ne peut s’empêcher de se demander si le résultat tiendra. Toutefois, l’armée prussienne a promis de combattre à nos côtés. Et puis Blücher est un vieux bonhomme parfait. – C’était le général prussien. – Il aime en découdre. Malheureusement, il est aussi un peu fou. Il se croit enceint.

— Oh !

— D’un bébé éléphant.

— Oh !

— Nous devons vous mettre au travail sur-le-champ ! Avez-vous vos livres ? Votre plat d’argent ? Un endroit où travailler ? J’ai l’obscur pressentiment que Napoléon surgira d’abord à l’ouest, en provenance de Lille. Je choisirais sans aucun doute cette route, et j’ai des dépêches de nos amis cachés dans cette cité m’assurant qu’on l’y attend d’une heure à l’autre. Voilà votre mission. Surveillez la frontière ouest en quête de signes de son approche et prévenez-moi dès que vous apercevrez les unités françaises.

Pendant les quinze jours qui suivirent, Strange invoqua des visions de lieux où le duc pensait que les Français pourraient apparaître. Le duc lui avait fourni deux auxiliaires : une grande carte et un jeune officier, du nom de Hadley-Bright.

Hadley-Bright était un de ces heureux hommes à qui dame Fortune réserve ses faveurs. Tout lui était facile. Il était l’enfant unique chéri d’une veuve riche. Il avait choisi la carrière des armes ; ses amis lui avaient obtenu un commandement d’officier dans un régiment en vue. Il avait rêvé d’émotions fortes et d’aventure ; le duc de Wellington l’avait choisi pour être un de ses aides de camp*. Puis, au moment précis où il avait décidé qu’il aimait une chose plus que l’art militaire, la magie anglaise, le duc l’avait désigné pour assister le sublime et mystérieux Jonathan Strange. Seuls des êtres d’un tempérament particulièrement aigri pouvaient ne pas accepter le succès de Hadley-Bright ; tous les autres étaient désarmés par son entrain et son heureux naturel.

Jour après jour, Strange et Hadley-Bright scrutèrent d’anciennes villes fortifiées de l’ouest de la Belgique ; ils inspectèrent de mornes rues de village ; ils observèrent de vastes étendues de champs déserts, sous des perspectives de nuages bien plus vastes encore, aux teintes délavées. Les Français demeuraient invisibles.

Par une chaude et moite journée de la mi-juin, ils étaient attelés à cette tâche interminable. Trois heures allaient sonner. Le serveur avait omis d’emporter des tasses à café sales, et une mouche bourdonnante tournoyait autour de celles-ci. Par la fenêtre ouverte entrait un mélange d’odeurs de sueur de cheval, de pêches mûres et de lait tourné. Perché sur une chaise droite, Hadley-Bright était la parfaite démonstration d’une des aptitudes les plus importantes du soldat, celle à s’endormir à tout instant et en toutes circonstances.

Strange jeta un coup d’œil à sa carte et choisit un lieu au hasard. Dans l’eau de son bassin d’argent apparut un carrefour paisible ; une ferme et deux ou trois bâtisses se trouvaient à proximité. Il guetta un moment ; il ne se passait rien. Ses yeux se fermèrent et il était sur le point de s’assoupir quand des soldats qui tiraient un canon mirent celui-ci en position sous des ormes. Leur air d’efficacité était frappant. Strange donna un coup de pied à Hadley-Bright pour le réveiller.

— Qui sont donc ces bougres ? se renseigna-t-il.

Hadley-Bright fixa le bassin d’argent en plissant les yeux.