À l’abri de son parapluie, Strange méditait sur la bataille à venir. Depuis la fin de la guerre d’Espagne, il étudiait la magie employée par les magiciens auréats en temps de guerre. On en savait peu de chose. Il circulait des rumeurs – rien de plus – sur un charme que John Uskglass aurait utilisé avant ses propres batailles ; il prédisait l’issue d’événements présents. Juste avant la tombée de la nuit, Strange eut une subite illumination. « On n’a aucun moyen de savoir ce que faisait Uskglass, mais il nous reste les Conjectures sur l’art de présager les choses à venir de Pale. Il s’agit, très vraisemblablement, d’une version délayée. Elle pourrait m’être utile. »
Pendant une minute ou deux avant que le charme ne produisît son effet, il prit conscience de tous les sons qui l’entouraient : le crépitement de la pluie sur le métal et le cuir, et son dégouttement sur la toile ; les piaffements et les ébrouements des chevaux ; les chants des Anglais et les cornemuses des Écossais ; les arguties de deux soldats gallois sur la bonne interprétation d’un passage de la Bible ; le son de la voix du capitaine écossais, John Kincaid, qui divertissait les sauvages américains en leur apprenant à boire du thé (sans doute avec l’arrière-pensée que, une fois que son homme saurait boire le thé, les autres habitudes et qualités qui définissent un Breton suivraient naturellement).
Puis silence. Les hommes et les chevaux commencèrent à disparaître, par deux ou trois d’abord, ensuite plus rapidement : des centaines, des milliers d’entre eux se dérobèrent aux regards. De grands trous apparurent entre les soldats serrés les uns contre les autres. Un peu plus loin vers l’est, un régiment entier manquait à l’appel, laissant un trou de la taille de Hanover-square. Là où, un moment plus tôt, tout n’avait été que vie, conversation et société, ne régnaient plus que la pluie, le crépuscule et les ondoyantes tiges de seigle. Strange s’essuya la bouche, pris de nausées. « Ha ! songea-t-il. Cela m’apprendra à me mêler d’une magie réservée aux rois ! Norrell a raison. Il existe une forme de magie qui n’est pas destinée aux magiciens ordinaires. Sans doute John Uskglass savait-il que faire de cet horrible savoir. Moi, non. Devrais-je me confier à quelqu’un ? À monsieur le duc ? Il ne m’en saura aucun gré. »
Quelqu’un le regardait du haut de son cheval, quelqu’un lui parlait, un capitaine de l’artillerie montée. Strange voyait bien la bouche de l’homme remuer, sans entendre aucun son. Il claqua des doigts pour rompre le sortilège. Le capitaine l’invitait à le suivre pour partager un peu de cognac et des cigares. Strange frissonna et déclina son offre.
Pendant le reste de la nuit, il resta assis seul sous son orme. Jusqu’alors il ne s’était jamais avisé que sa qualité de magicien le mettait à l’écart des autres mortels. À présent, il avait entrevu le mauvais côté de la situation. Il éprouvait le plus mystérieux des sentiments : le monde vieillissait autour de lui, et la meilleure part de son existence – l’amour, les rires et l’innocence – glissait irrévocablement dans le passé.
Vers onze heures et demie, le lendemain matin, les canons français commencèrent à tirer. L’artillerie alliée répondit. L’air limpide de l’été qui séparait les deux armées s’emplit de rideaux flottants d’une âcre fumée noire.
L’offensive française était principalement dirigée contre le château de Hougoumont, avant-poste allié dans la vallée, dont les bois et les bâtiments étaient défendus par le 3e régiment de la Garde royale, les Coldstream Guards, les artilleurs de Nassau et les Hanovriens. Strange conjura vision après vision dans son plat d’argent afin de pouvoir suivre les sanglants engagements dans les bois environnant le château. Il avait presque envie de déplacer les arbres pour permettre aux soldats alliés un meilleur coup de feu contre leurs assaillants, mais ce type de combat au corps à corps se prêtait très mal à la magie. Il se rappela qu’en guerre un soldat pouvait faire plus de mal en agissant trop tôt, ou trop impétueusement, qu’en n’agissant pas du tout. Il rongea son frein.
La canonnade s’intensifia. Des vétérans britanniques confièrent à leurs amis qu’ils n’avaient jamais connu de mitraille qui tombât si vite et si dru. Des hommes aperçurent des camarades coupés en deux, réduits en miettes ou décapités par des boulets de canon. L’air vibrait sous les répercussions des pièces d’artillerie. « Le feu est nourri », constata froidement le duc de Wellington, avant d’ordonner aux premiers rangs de se replier derrière la crête de la corniche et de se coucher à terre. Quand cela prit fin, les alliés relevèrent la tête pour voir l’infanterie française avancer dans la vallée emplie de fumée : seize mille hommes, épaule contre épaule, en immenses colonnes, qui criaient et marquaient le pas tous ensemble.
Plus d’un soldat se demanda si les Français n’avaient pas enfin trouvé un magicien de leur cru ; les fantassins français paraissaient en effet beaucoup plus grands que des hommes ordinaires et, à mesure qu’ils approchaient, leurs prunelles brûlaient d’une flamme presque surnaturelle. Pourtant, seule opérait la magie de Napoléon Bonaparte, qui savait mieux que quiconque aligner ses soldats pour qu’ils terrifiassent leurs ennemis et les déployer de manière à ce que n’importe quel spectateur les crût indestructibles.
Désormais, Strange savait exactement quoi faire. Les paquets de boue épaisse se révélaient déjà une incontestable entrave pour les soldats en marche. Pour les gêner encore davantage, Strange se mit à enchanter les tiges de seigle. Il les fit s’enrouler autour des pieds des Français. Les tiges étaient aussi coriaces que du fil de fer ; les soldats trébuchaient et tombaient. Avec un peu de chance, la boue les empêcherait de se relever et ils seraient piétinés par leurs camarades. Ou par la cavalerie française, qui ne tarda pas à se montrer derrière eux. Mais il s’agissait là d’un travail minutieux et, malgré tous les efforts de Strange, ces premières manipulations ne firent sans doute guère plus de mal aux Français que le feu d’un adroit mousquetaire ou fusilier britannique.
Un aide de camp* s’approcha avec une incroyable vélocité et jeta un bout de peau de chèvre dans la main de Strange avec un cri :
— Une dépêche de Sa Grâce !
En un instant, il était reparti.
« Les obus français ont mis le feu au château de Hougoumont. Éteignez-moi les flammes.
Strange invoqua une nouvelle vision de Hougoumont. Depuis la dernière fois qu’il avait vu le château, les hommes, là-bas, avaient grandement souffert. Les blessés des deux bords s’entassaient dans chaque salle. La meule de foin, les communs et le château brûlaient. Partout, une fumée noire suffocante. Des chevaux hennissaient, des blessés tentaient de fuir en rampant. Pour aller où ? Pendant ce temps, la bataille faisait rage autour d’eux. Dans la chapelle. Strange trouva une demi-douzaine d’images de saints peintes sur les murs. Œuvre, apparemment, d’un fervent amateur*, les personnages mesuraient sept ou huit pieds de haut et leurs corps étaient mal proportionnés. Ils avaient de longues barbes brunes et de grands yeux mélancoliques.
— Ils feront l’affaire ! murmura-t-il.
À son commandement, les saints descendirent de leurs murs. Même s’ils avançaient avec des mouvements saccadés, telles des marionnettes, ils possédaient grâce et légèreté. Ils traversèrent majestueusement les rangées de blessés pour se diriger vers un puits situé dans une des cours. Là, ils tirèrent des seaux d’eau, qu’ils allaient jeter sur les flammes. Tout se déroulait bien, jusqu’au moment où deux d’entre eux (saint Pierre et saint Jérôme, peut-être) prirent feu et tombèrent en cendres. N’étant composés que de pigments et de magie, ils brûlaient assez facilement. Strange s’efforçait de réfléchir au moyen de remédier à la situation, quand un éclat d’obus français frappa le flanc de son bassin d’argent, l’envoyant voltiger à cinquante yards à droite. Le temps qu’il eût récupéré son bien, redressé et remis en état le côté cabossé, tous les saints peints avaient succombé aux flammes. Des blessés et des chevaux se consumaient. Il n’y avait plus de peintures aux murs. Les larmes aux yeux de déception, Strange maudit l’artiste inconnu pour sa nonchalance.