Выбрать главу

Et lui de répondre : « Un magicien le pourrait, mais un gentleman jamais. »

Pendant qu’il hésitait, un officier de cavalerie britannique, un Écossais du 2e régiment de dragons, surgit du néant. Il fendit la tête du cuirassier, du menton en remontant par les mâchoires. L’homme s’abattit comme un arbre. L’Écossais s’éloigna sur son cheval.

Strange ne garda qu’un souvenir confus de ce qui se passa ensuite. Il croyait avoir erré dans un état d’hébétude. Combien de temps, il ne savait pas.

Le bruit des vivats lui rendit ses esprits. Il leva les yeux et aperçut Wellington sur Copenhague. Le duc agitait son chapeau, signal du début de l’offensive des alliés contre les Français. La fumée formait des tourbillons si épais autour du duc que seuls les soldats les plus proches de lui purent partager ce moment victorieux.

Alors Strange chuchota un mot magique et une petite trouée apparut dans les volutes. Un unique rayon du soleil vespéral tomba sur Wellington. Tout du long de la corniche, les soldats tournèrent leurs visages vers lui. Les vivats s’amplifièrent.

« Là, songea Strange. Voilà le juste usage de la magie anglaise ! »

Il suivit les soldats et les Français qui battaient en retraite à travers le champ de bataille. Les grandes mains en terre qu’il avait créées étaient éparpillées à la ronde, au milieu des morts et des moribonds. Elles restaient figées dans des gestes d’indignation et d’horreur, comme si la terre elle-même désespérait. Quand il arriva à hauteur des canons français qui avaient causé tant de dégâts dans les troupes alliées, il accomplit un dernier acte de magie. Il tira d’autres mains de la terre ; elles empoignèrent les canons et les enfouirent dans le sol.

À l’ Auberge de la Belle Alliance, de l’autre côté du champ de bataille, il trouva le duc de Wellington en compagnie du général prussien, le prince Blücher. Monsieur le duc le salua d’un signe de tête.

— Venez souper à ma table, ordonna-t-il.

Le prince Blücher lui serra chaleureusement la main et prononça nombre de paroles en allemand, dont Strange ne comprit aucune. Puis le vieux gentleman montra du doigt son estomac qui abritait son éléphant chimérique et prit une mine désabusée, comme pour signifier : « Qu’y pouvons-nous ? »

Strange ressortit de l’auberge et tomba presque immédiatement sur le capitaine Hadley-Bright.

— Je vous croyais mort ! s’écria-t-il.

— Moi aussi, répondit Hadley-Bright.

Il y eut un silence. Les deux hommes éprouvèrent un léger embarras. Les rangées de morts et de blessés s’étendaient de tous côtés, aussi loin que la vue portait. Le simple fait d’être encore vivant paraissait obscurément indigne d’un gentleman.

— Qui d’autre s’en est tiré ? Le savez-vous ? demanda Hadley-Bright.

Strange secoua la tête.

— Non.

Ils se séparèrent.

Au quartier général de Wellington, ce soir-là, à Waterloo, la table était mise pour quarante ou cinquante convives. À l’heure du dîner, seuls trois hommes pourtant étaient présents : monsieur le duc, le général Alava (son attaché espagnol) et Strange. Chaque fois que la porte s’ouvrait, monsieur le duc tournait la tête pour voir si c’était un de ses intimes, gai et dispos, mais nul ne se présenta.

Nombre de couverts à cette table avaient été dressés pour des gentlemen soit morts, soit moribonds : le colonel Canning, le lieutenant-colonel Gordon, le général de division Picton, le colonel de Lancey. La liste devait s’allonger au fil de la nuit.

Monsieur le duc, le général Alava et Strange s’attablèrent en silence.

41

Starecross

Fin septembre – décembre 1815

La fortune refusait obstinément de sourire à Mr Segundus. Il était venu s’installer à York dans le dessein de profiter de la société et de la conversation de nombreux magiciens. Mais il n’était pas plus tôt arrivé que tous les autres magiciens avaient été interdits d’exercer par Mr Norrell, et il resta seul. Ses petites économies avaient considérablement fondu et, à l’automne 1815, il fut contraint de chercher un emploi.

— Et n’allez pas vous figurer, fit-il observer à Mr Honeyfoot avec un soupir, que je puisse gagner énormément d’argent. Quelles sont mes qualifications ?

Mr Honeyfoot ne pouvait admettre ces propos.

— Écrivez à Mr Strange, lui conseilla-t-il. Il peut avoir besoin d’un secrétaire.

Rien n’eût plu davantage à Mr Segundus que de travailler pour Jonathan Strange. Sa modestie naturelle, toutefois, l’empêchait de proposer ses services. Il eût été très inconvenant de se mettre ainsi en avant. Mr Strange serait peut-être dans l’embarras pour savoir comment lui répondre. On pourrait même croire que lui, John Segundus, se considérait comme l’égal de Mr Strange !

Mr et Mrs Honeyfoot lui assurèrent que, si cette idée n’agréait pas à Mr Strange, il ne tarderait pas à s’exprimer dans ce sens, et il ne pouvait donc y avoir aucun mal à le solliciter. Sur ce point, Mr Segundus se montra inébranlable.

Leur proposition suivante, toutefois, lui plut davantage.

— Pourquoi ne pas voir s’il n’y a pas de jeunes garçons en ville qui aimeraient apprendre la magie ? suggéra Mrs Honeyfoot.

Ses petits-fils, de vaillants galopins de cinq et sept ans, étaient justement en âge de commencer leur instruction, et ce sujet occupait donc quelque peu ses pensées.

Ainsi Mr Segundus devint-il professeur de magie. Outre de jeunes garçons, il trouva également des demoiselles, dont les études se seraient limitées normalement au français, à l’allemand et à la musique, mais qui avaient alors très envie de s’instruire sur la théorie de la magie. Très vite, on lui demanda de donner des leçons aux frères aînés des demoiselles, dont beaucoup commencèrent à s’imaginer magiciens. Pour des jeunes gens ayant des dispositions à l’étude, qui ne désiraient pas entrer dans le clergé ou la justice, la magie était très attrayante, surtout depuis que Strange avait triomphé sur les champs de bataille de l’Europe. Après tout, les prêtres ne se distinguent plus au champ d’honneur depuis de nombreux siècles ; quant aux hommes de loi, ils avaient toujours brillé par leur absence.

Au début de l’automne 1815, Mr Segundus fut chargé d’une démarche par le père d’un de ses élèves. Ce monsieur, qui répondait au nom de Palmer, avait entendu parler d’un manoir en vente dans le nord du comté. Mr Palmer n’avait aucune intention d’acheter ledit manoir, mais un ami l’avait prévenu que la bibliothèque valait le dérangement. Mr Palmer n’était alors pas libre d’aller se rendre compte en personne. Même s’il avait confiance en ses domestiques sous bien d’autres rapports, leurs compétences n’incluaient pas l’érudition ; aussi pria-t-il Mr Segundus de le remplacer pour connaître le nombre et l’état des ouvrages, et si cela valait la peine des les acquérir.

Starecross-hall était le principal édifice d’un village qui comprenait par ailleurs une poignée de bâtiments de ferme et de cottages de pierre. Starecross était situé dans un endroit très isolé, entouré de tous côtés par des landes brunes désertes. De grands arbres l’abritaient des vents et des tempêtes ; ils l’assombrissaient aussi et lui conféraient un aspect solennel. Le village ne manquait pas de murets de pierre croulants et de granges de pierre tout aussi croulantes. Le silence régnait ; on se serait cru au bout du monde.

Un petit pont de charge, très ancien et d’aspect délabré, enjambait un ruisseau profond aux eaux vives. Des feuilles d’un jaune éclatant descendaient rapidement le courant trouble, quasi noir, dessinant des motifs au hasard. Aux yeux de Mr Segundus, ces motifs évoquaient des signes ésotériques. « Enfin, songea-t-il, c’est le cas de tant de choses ! »