Le manoir était une construction basse, toute en longueur, pleine de coins et de recoins, construite dans une pierre sombre identique à celle du village. Ses jardins, ses cloîtres et ses cours non entretenus étaient remplis de monceaux de feuilles mortes. Il était difficile d’imaginer qui pourrait souhaiter acquérir pareille bâtisse. Elle était beaucoup trop imposante pour une ferme, trop lugubre et trop retirée pour une gentilhommière. Elle eût été parfaite pour un presbytère, sauf qu’il n’y avait pas de chapelle. Elle eût pu convenir aussi pour une auberge, sauf que l’ancienne route de voiturage qui traversait jadis le village avait été abandonnée et que le pont était tout ce qu’il en restait.
Personne ne vint répondre aux coups de Mr Segundus. Il s’aperçut que la porte était entrouverte. Bien qu’il lui parût plutôt insolent d’entrer sans façon, il s’y résolut après avoir frappé vainement pendant quatre ou cinq minutes.
Abandonnées, les maisons, comme les êtres, sont enclines à devenir un tantinet excentriques ; celle-ci était l’équivalent architectural d’un vieux gentleman en robe de chambre râpée et pantoufles déchirées, qui se levait et se couchait à des heures indues et était en conversation permanente avec des amis invisibles pour tout autre que lui. Comme il déambulait de-ci de-là à la recherche d’un éventuel régisseur, Mr Segundus déboucha dans une salle qui ne contenait que des moules à fromage en porcelaine, tous empilés les uns sur les autres. Une autre salle recelait des tas d’étranges habits rouges, dont il n’avait jamais vu leurs pareils : quelque chose entre les sarraus des hommes de peine et les aubes des prêtres. La cuisine, si elle possédait très peu de ces ustensiles qui se trouvent ordinairement dans les cuisines, avait un crâne d’alligator dans une vitrine ; le crâne arborait un large sourire et semblait très content de lui, bien que Mr Segundus n’eût su dire pourquoi. Il y avait un salon, où l’on n’accédait que par un singulier agencement de marches et d’escaliers, et dont tous les tableaux paraissaient avoir été choisis par un grand amateur de combats ; des toiles de combats d’hommes faits alternaient, en effet, avec d’autres montrant des combats de jeunes garçons, de coqs, de taureaux, de chiens, de centaures, ainsi qu’une représentation saisissante de deux scarabées aux prises l’un avec l’autre. Une autre pièce était presque vide, à l’exception d’une maison de poupée, posée sur une table au milieu du plancher ; cette maison de poupée était une réplique exacte du manoir, sauf que, à l’intérieur du jouet, une collection de poupées élégamment parées menaient une existence paisible et rationnelle : elles confectionnaient des gâteaux et des pains pour poupées, divertissaient leurs amies avec une harpe miniature, jouaient au casino à l’aide de toutes petites cartes, éduquaient des enfants minuscules et dînaient de dindes rôties de la taille de l’ongle du pouce de Mr Segundus. Le tout contrastait étrangement avec la réalité nue et pleine d’échos.
Bien que Mr Segundus eût le sentiment d’avoir visité toutes les pièces, il n’avait toujours pas trouvé la bibliothèque ni rencontré quiconque. Il arriva devant une petite porte à demi dérobée aux regards par un escalier. Celle-ci s’ouvrait sur un réduit, guère plus qu’un cagibi. Un homme vêtu d’une livrée blanche maculée buvait du cognac, les bottes posées sur la table, les yeux au plafond. Avec un peu de persuasion, cet individu accepta de lui montrer où était la bibliothèque.
Les dix premiers volumes consultés par Mr Segundus étaient sans valeur : recueils de sermons et de réflexions morales du siècle précédent, ou portraits de personnages dont nul être vivant ne se souciait. Les cinquante suivants étaient peu ou prou à mettre dans le même sac. Il commençait à penser que sa tâche serait bientôt terminée, quand il tomba sur des ouvrages très intéressants et peu courants de géologie, de philosophie et de médecine. Il retrouva un brin d’optimisme.
Mr Segundus travailla assidûment pendant deux ou trois heures. Une fois, il crut entendre un équipage arriver au manoir, mais sans y accorder attention. À la fin de ce délai, il s’avisa soudain qu’il avait grand-faim. Il ignorait si des dispositions avaient été prises pour son repas ou non, et le manoir était éloigné de l’auberge la plus proche. Il partit donc à la recherche du bonhomme négligent dans son réduit pour lui demander ce que l’on pouvait faire. Dans le labyrinthe des pièces et des couloirs, il ne tarda pas à se perdre. Il errait à l’aventure, ouvrant toutes les portes, se sentant de plus en plus affamé, et de plus en plus furieux contre le négligent.
Il se retrouva dans un salon à l’ancienne mode, lambrissé de boiseries de chêne sombre et doté d’une cheminée de la taille d’un petit arc de triomphe. Juste en face de lui, une ravissante jeune femme, blottie dans la banquette de la fenêtre, qui était profonde, contemplait les arbres et, plus loin, les hautes montagnes dénudées. Il eut à peine le temps de remarquer qu’il lui manquait le petit doigt à la main gauche quand, soudain, elle disparut. Ou peut-être était-il plus exact de dire qu’elle s’était transformée. À sa place se trouvait une femme bien plus vieille, plus corpulente, une femme de l’âge de Mr Segundus, vêtue d’une robe de soie violette, avec un châle d’indienne sur les épaules et un chien de manchon sur les genoux. Cette dame était assise dans la position exacte de l’autre et regardait par la fenêtre avec le même air mélancolique.
Tous ces détails furent fugitifs ; pourtant, l’impression que ces deux dames produisirent sur Mr Segundus avait la précision anormale, presque surnaturelle, des images nées du délire. Une émotion singulière transporta tout son être, il perdit l’usage de ses sens et s’évanouit.
Quand il revint à lui, il était étendu à terre, et deux dames se penchaient sur lui avec des exclamations consternées et inquiètes. Malgré la confusion de ses pensées, il comprit vite qu’aucune d’elles n’était la belle jeune femme au petit doigt manquant qu’il avait aperçue en premier. L’une était la dame au petit chien qu’il avait vue en second, et l’autre une dame blonde et mince, plus très jeune elle non plus, à la physionomie et à la silhouette quelconques. Il s’avéra qu’elle aussi se trouvait dans la pièce depuis le début, assise derrière la porte ; aussi n’avait-il pas noté sa présence.
Les deux dames ne lui permirent ni de se lever ni de tenter le moindre mouvement. Tout juste si elles le laissèrent parler ; elles le mirent fermement en garde contre une nouvelle syncope. Elles allèrent quérir des coussins pour sa tête, ainsi que des couvertures pour lui tenir chaud. (Il protesta qu’il avait chaud, mais elles refusèrent de l’écouter.) Elles lui administrèrent eau de lavande et sels anglais. Elles arrêtèrent un vent coulis, dont elles croyaient qu’il venait peut-être de dessous une des portes. Mr Segundus subodora que leur matinée avait été bien morne et qu’elles avaient été plus ravies qu’autre chose de voir un gentleman inconnu pénétrer dans la pièce.
Au bout d’un quart d’heure de ce traitement, il fut autorisé à s’installer dans un fauteuil et à boire un thé léger.
— Tout est ma faute, déclara la dame au petit chien de manchon. Fellowes m’avait prévenue que ce gentleman était venu d’York pour voir nos livres. J’eusse dû déjà aller au-devant de vous. Cela a été un trop grand choc de tomber ainsi sur nous !
Cette dame avait pour nom Mrs Lennox. L’autre était Mrs Blake, sa dame de compagnie. Résidant d’ordinaire à Bath, elles étaient venues à Starecross afin que Mrs Lennox pût revoir la maison une dernière fois avant qu’elle fût vendue.