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— C’est stupide, n’est-ce pas ? dit Mrs Lennox à Mr Segundus. Le manoir est resté vide pendant des années. J’aurais dû le vendre depuis longtemps mais, quand j’étais enfant, j’y ai passé plusieurs étés particulièrement heureux.

— Vous êtes encore très pâle, monsieur, intervint Mrs Blake. Avez-vous pris une collation aujourd’hui ?

Mr Segundus avoua qu’il avait très faim.

— Fellowes ne vous a-t-il donc pas proposé de vous servir à dîner ? s’enquit Mrs Lennox avec surprise.

Fellowes était sans doute le domestique négligent dans le réduit. À contrecœur, Mr Segundus dut avouer qu’il avait tout juste pu obtenir de Fellowes qu’il lui adressât la parole.

Par bonheur, Mrs Lennox et Mrs Blake avaient apporté d’importantes provisions que Fellowes était, à cet instant, en train de préparer. Une demi-heure plus tard, les deux dames et Mr Segundus s’attablèrent pour dîner dans une salle à manger lambrissée de chêne, donnant sur un paysage mélancolique d’arbres effeuillés par l’automne. Seule petite anicroche, les deux dames voulaient que Mr Segundus, étant donné son état de faiblesse, absorbât des aliments légers et digestes, alors que, en réalité, il était très affamé et rêvait de steaks grillés et de pudding chaud.

Contentes de leur nouveau compagnon, ses deux hôtesses lui posèrent nombre de questions personnelles. Elles furent on ne peut plus intéressées d’apprendre sa qualité de magicien ; il était le premier qu’elles rencontraient.

— Et avez-vous trouvé des textes de magie dans ma bibliothèque ? demanda Mrs Lennox.

— Aucun, madame, répondit Mr Segundus. Malheureusement, les livres de magie, ceux qui ont de la valeur, sont en réalité très rares. J’eusse été le premier surpris d’en trouver un.

— Maintenant que j’y pense, reprit Mrs Lennox d’un ton songeur, je crois qu’il y en avait quelques-uns. Je les ai tous vendus autrefois à un gentleman qui résidait près d’York. Entre nous, je l’ai trouvé un peu benêt de me verser une si grosse somme pour des livres dont personne ne voulait. Peut-être était-il perspicace, après tout.

Mr Segundus savait que le « gentleman qui résidait près d’York » n’avait sans doute pas payé les exemplaires un quart de leur valeur. Cela ne servant à rien de proférer de telles vérités à haute voix, il sourit poliment et garda ses réflexions pour lui.

Il les entretint de ses élèves, des filles comme des garçons, de leur intelligence et de leur soif d’apprendre.

— Et comme vous les encouragez par de tels compliments, dit gentiment Mrs Blake, ils sont sûrs de progresser sous votre tutelle mieux qu’avec n’importe quel autre maître.

— Oh ! Je n’en sais rien, se récria Mr Segundus.

— Je n’avais pas saisi, déclara Mrs Lennox d’un air pensif, combien l’étude de la magie est devenue universellement populaire. J’avais cru qu’elle se limitait à ces deux Londoniens. Comment s’appellent-ils, déjà ? Je présume, monsieur Segundus, que le prochain pas est une école de magie ? Sans doute est-ce ce à quoi vous consacrerez toute votre énergie ?

— Une école ! s’exclama Mr Segundus. Oh ! Cela exigerait… Enfin, je ne sais pas quoi exactement… En tout cas, beaucoup d’argent et un local.

— Peut-être y a-t-il quelque difficulté à trouver des élèves ? insista Mrs Lennox.

— Non, vraiment ! Sur l’instant, je pense à quatre jeunes gens.

— Et si vous deviez faire de la réclame…

— Je ne m’y hasarderais jamais ! s’écria Mr Segundus, choqué. La magie est la carrière la plus noble au monde… Enfin, la deuxième carrière la plus noble après l’Église. On ne doit pas l’entacher avec des pratiques commerciales. Non, je ne prendrais des jeunes gens que sur recommandation personnelle.

— Alors il ne reste plus qu’à vous trouver un local et un peu d’argent. Rien ne saurait être plus facile. Sans doute votre ami, Mr Honeyfoot, dont vous parliez avec tant de considération, accepterait-il de vous prêter les fonds. Sans doute même souhaite-t-il se réserver cet honneur.

— Oh, que non ! Mr Honeyfoot a trois filles, les demoiselles les plus mignonnes qui soient. L’une d’elles est mariée, une autre est fiancée et la troisième n’arrive pas à se décider. Non, Mr Honeyfoot doit penser à sa famille. Son argent est immobilisé.

— Alors je puis vous confier mon espoir la conscience tranquille ! Pourquoi ne vous prêterais-je pas cet argent ?

Mr Segundus était tout abasourdi ; pendant quelques instants, il demeura coi.

— Vous êtes très bonne, madame ! balbutia-t-il à la fin.

Mrs Lennox lui sourit.

— Non, monsieur, je ne le suis pas. Si la magie est aussi populaire que vous le prétendez, et je dois, naturellement, m’assurer de l’opinion d’autres personnes sur ce point, alors je suis persuadée que le profit d’une telle opération peut être coquet.

— Mon expérience des affaires est malheureusement infime, objecta Mr Segundus. Je craindrais de commettre une erreur et de gaspiller votre argent. Non, vous êtes trop bonne, et je vous remercie de tout mon cœur, néanmoins je dois décliner votre offre.

— Eh bien, si l’idée d’emprunter de l’argent vous déplaît – et je sais que cela ne convient pas à tout le monde –, ce problème peut être aisément résolu. L’école sera à moi, à moi seule. J’en supporterai les frais et les risques. Vous, vous serez le maître d’école et nos deux noms seront accolés sur le prospectus. Après tout, quel meilleur usage pourrait-il y avoir pour ce manoir que celui d’école de magie ? Si, comme résidence, il présente maints inconvénients, pour une école, ses avantages sont considérables. C’est un endroit très isolé. La vénerie est pour ainsi dire inexistante. Les jeunes gens auront très peu l’occasion de jouer ou de chasser. Leurs loisirs seront très limités et ils pourront donc se consacrer à leurs études.

— Je ne prendrais jamais de jeunes gens qui jouent ! se récria Mr Segundus, passablement choqué.

Elle eut un nouveau sourire.

— Je ne crois pas que vous ayez jamais été pour vos amis un quelconque motif de tourment… Sauf à s’inquiéter que ce monde cruel puisse vite abuser d’une personne aussi honnête !

Après dîner, Mr Segundus retourna consciencieusement dans la bibliothèque et prit congé de ses deux hôtesses en début de soirée. Ils se séparèrent dans les meilleurs termes, et sur la promesse de Mrs Lennox qu’elle l’inviterait sous peu à Bath.

Sur le chemin du retour, il se répéta fermement de ne pas compter sur ces mirifiques projets d’Utilité Publique et de Bonheur Futur. Toutefois, il ne pouvait s’empêcher de se complaire dans des images idylliques de son magistère auprès des jeunes hommes et de leurs extraordinaires progrès ; de la visite de Jonathan Strange dans son école ; de la joie manifestée par ses élèves en découvrant que leur maître était un ami et un intime du plus célèbre magicien de l’ère moderne ; de Strange le félicitant : « Tout est parfait, Segundus. Rien ne saurait m’être plus agréable. Bravo ! »

Minuit avait sonné quand il rentra chez lui, et il lui fallut toute sa détermination pour ne pas courir immédiatement chez les Honeyfoot leur annoncer la nouvelle. Le lendemain matin, quand il se présenta à leur maison dès potron-minet, leurs transports de joie furent indescriptibles. Ils s’abandonnèrent à un bonheur qu’il s’était interdit. Mrs Honeyfoot tenait encore beaucoup de l’écolière ; elle saisit les mains de son mari pour danser avec lui autour de la table du petit-déjeuner, seul moyen possible d’exprimer ce qu’elle ressentait. Puis elle prit les mains de Mr Segundus et dansa aussi avec lui autour de la table et, après que les deux magiciens eurent refusé de gesticuler davantage, elle continua seule. L’unique regret de Mr Segundus (et il était très léger) était que Mr et Mrs Honeyfoot n’appréciaient pas autant que lui la surprise créée par l’événement ; ils avaient si bonne opinion de sa personne qu’ils ne voyaient rien de particulièrement remarquable dans le fait que de grandes dames souhaitassent ouvrir des écoles dans son seul intérêt.