Dans le salon de Mrs Honeyfoot, à York, quelques soirs plus tard. Mr Segundus se lamentait, assis la tête entre les mains.
— Une mauvaise fortune s’acharne à me tourmenter en me faisant miroiter de gros lots uniquement pour les reprendre…
Avec un gloussement de compassion, Mrs Honeyfoot lui tapota l’épaule et ressortit les vieilles accablantes critiques à l’encontre de Mr Norrell par lesquelles elle consolait Mr Segundus et Mr Honeyfoot depuis neuf ans : à savoir que Mr Norrell était un gentleman très singulier, doté d’étranges lubies, et qu’elle ne le comprendrait jamais.
— Pourquoi ne pas écrire à Mr Strange ? suggéra soudain Mr Honeyfoot. Il saurait quoi faire !
Mr Segundus leva les yeux.
— Oh ! Je sais bien que Mr Strange et Mr Norrell se sont séparés, néanmoins il me déplairait d’être un brandon de discorde entre eux.
— Bagatelles ! s’écria Mr Honeyfoot. N’avez-vous donc pas lu les derniers numéros du Magicien moderne ? C’est exactement ce que Strange recherche ! Un principe de la magie « norrellienne » qu’il puisse attaquer ouvertement pour que toute sa construction s’écroule. Croyez-moi, il vous sera obligé de l’occasion que vous lui donnerez. Vous savez, Segundus, plus j’y réfléchis, plus j’aime ce projet !
Mr Segundus réfléchit aussi.
— Permettez-moi seulement de consulter Mrs Lennox et, si elle en est d’accord, je suivrai certainement vos suggestions !
Pour ce qui était des récents événements magiques, l’ignorance de Mrs Lennox était vaste. Elle savait très peu de chose de Jonathan Strange, hormis son nom, et qu’il était vaguement lié au duc de Wellington. Elle assura promptement Mr Segundus que, si Mr Strange avait de l’aversion pour Mr Norrell, alors elle était favorablement disposée envers lui. Le 20 décembre, Mr Segundus expédiait donc à Strange une lettre l’informant des agissements de Mr Norrell relativement à l’école de Starecross-hall.
Malheureusement, loin de bondir au secours de Mr Segundus, Strange ne daigna jamais répondre.
42
Strange décide d’écrire un livre
On s’imagine aisément avec quel plaisir Mr Norrell apprit que, à peine rentré en Angleterre, Mr Strange s’était rendu tout droit dans le Shropshire.
— Et le plus beau de l’affaire, déclara Mr Norrell à Mr Lascelles, c’est que, dans sa campagne, il est peu probable qu’il publiera un de ces articles pernicieux sur la magie du roi Corbeau !
— Non, en effet, monsieur, répondit Lascelles, car je doute qu’il aura encore l’occasion d’en écrire.
Mr Norrell prit le temps de méditer ce que cela pouvait signifier.
— Oh ! Vous n’êtes pas au courant, monsieur ? poursuivit Lascelles. Strange écrit un livre. Il ne parle de rien d’autre à ses amis, dans ses lettres. Il s’y est appliqué brusquement il y a quinze jours et, à l’en croire, avance à pas de géant. Enfin, nous savons tous combien Strange a la plume facile. Il a juré de mettre la totalité de la magie anglaise dans son livre. Il a même dit à Sir Walter qu’il serait fort étonné s’il pouvait tout faire tenir en deux tomes. À son opinion, il en faudra trois. Cela doit s’intituler L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise, et Murray a promis de le publier dès qu’il y aura mis le point final.
Il n’eût pu y avoir pire nouvelle. Mr Norrell avait toujours eu l’intention d’écrire un livre. Il pensait l’intituler Préceptes de l’instruction d’un magicien et s’y était attelé au début, quand il était devenu le professeur de Mr Strange. Ses notes remplissaient déjà deux étagères du petit cabinet tapissé de volumes du deuxième étage. Pourtant il avait toujours parlé de son livre comme appartenant à un avenir lointain. Il avait une crainte tout à fait irrationnelle de s’engager par écrit, dont huit années d’adulation londonienne ne l’avaient toujours pas guéri. Tous ses ouvrages de réflexions, d’histoires et de journaux intimes n’avaient encore été montrés à personne (sauf, dans quelques cas, à Strange et à Childermass). Mr Norrell ne croyait jamais être prêt à publier : il ne pouvait jamais être certain d’être parvenu à la vérité ; il ne croyait pas avoir médité assez longtemps son domaine ; il n’était pas sûr que ce fût un sujet à proposer au public.
Dès que Mr Lascelles fut parti, Mr Norrell sonna pour qu’on lui montât un bassin d’argent rempli d’une eau claire dans son cabinet du deuxième étage. Dans le Shropshire, Strange travaillait à son opuscule ; sans lever les yeux, il eut tout à coup un petit sourire forcé et agita le doigt dans les airs comme pour dire non à un être invisible. Tous les miroirs du cabinet avaient été retournés face au mur et, bien que Mr Norrell passât plusieurs heures penché sur son bassin d’argent, il n’en savait guère plus à la fin de la soirée.
Par un soir du début décembre, Stephen Black astiquait l’argenterie dans sa chambre, tout au bout du couloir des cuisines. Baissant les yeux, il s’aperçut que les cordons de son tablier se dénouaient tout seuls. Le nœud n’était pas devenu lâche, non, Stephen n’avait jamais mal fait aucun nœud de sa vie, simplement les attaches se tortillaient d’une manière décidée, hardie, à la manière d’attaches de tablier maîtresses d’elles-mêmes. Puis ses manchettes et ses gants de travail se retirèrent doucement de ses bras et de ses mains pour aller se plier soigneusement sur la table. Sa livrée sauta ensuite du dossier de chaise auquel il l’avait suspendue. Elle se saisit fermement de lui et l’obligea à la revêtir. Enfin, la chambre du majordome disparut.
Soudain, il se tenait dans un petit appartement lambrissé de boiserie sombre. Une table occupait les trois quarts de l’espace. Cette table était dressée d’une nappe de lin écarlate, ornée d’une large bordure chamarrée d’or et d’argent, et surchargée de plats eux-mêmes d’or et d’argent, débordant de victuailles. Des pichets ornés de pierreries contenaient du vin. Des chandelles de cire dans des bougeoirs également en or répandaient une lumière éclatante, et de l’encens brûlait dans deux cassolettes en vermeil. Outre la table, les seules autres pièces de mobilier étaient deux fauteuils en bois tourné, tapissés de drap d’or, que des coussins brodés rendaient encore plus luxueux. Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon siégeait dans l’un de ces fauteuils.
— Bonsoir, Stephen !
— Bonsoir, monsieur.
— Vous paraissez un peu pâle ce soir, Stephen. J’espère que vous n’êtes pas souffrant.
— Je suis simplement un tantinet à bout de souffle, monsieur. Je trouve ces brusques déplacements vers d’autres pays et continents légèrement déroutants.
— Oh ! Nous sommes toujours à Londres, Stephen. Au Jerusalem Coffee House de Cowper’s-court. Vous connaissez ?
— Ah, oui ! En effet, monsieur. Sir Walter soupait souvent ici avec ses riches amis quand il était encore célibataire. Seulement ce café n’a jamais été aussi somptueux ! Quant à ce banquet, il n’est presque aucun plat que je reconnaisse.
— Oh ! J’ai commandé la reproduction exacte d’un repas que j’ai pris dans cette maison, il y a quatre ou cinq cents ans ! Voici un cuissot rôti de dragon ailé et une tourte de colibris au miel. Et voilà des rissoles de salamandre nappées d’un coulis de grenade. Ici, une exquise fricassée de crêtes de basilic au safran et à la poudre d’arc-en-ciel semée d’étoiles d’or ! Maintenant, prenez place et régalez-vous ! Ce sera là le meilleur remède contre votre étourdissement. Que prendrez-vous ?