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Stephen soupira. L’idée d’une autre pauvre demoiselle qui serait retenue prisonnière à Illusions-perdues pour l’éternité était en effet désolante ! Pourtant, il serait absurde de croire qu’il puisse tenter quoi que ce fût pour l’empêcher, et puis il n’était pas impossible qu’il pût tourner la situation à l’avantage de Lady Pole.

— En ce cas, monsieur, dit-il avec respect, peut-être devriez-vous réfléchir à libérer Madame de son enchantement ? Je sais que son époux et ses amis seraient contents qu’elle leur soit rendue.

— Oh ! Je regarderai toujours Lady Pole comme un attrait des plus désirables pour tous nos divertissements. Une belle femme est toujours de bonne compagnie et je doute que, pour la beauté, Madame ait son égale en Angleterre. Elles ne sont pas nombreuses à pouvoir rivaliser avec elle dans le monde des fées. Non, ce que vous suggérez est tout à fait impossible. Mais revenons à la question qui nous préoccupe. Nous devons arrêter un plan pour arracher cette autre demoiselle à son foyer et la transporter à Illusions-perdues. Je sais, Stephen, que vous ne serez que plus désireux de m’aider quand je vous aurai dit que j’estime l’éloignement de la demoiselle du sol d’Angleterre tout à fait essentiel à notre noble but de vous couronner roi. Ce sera un coup terrible pour nos ennemis ! Qui les jettera dans le plus profond désespoir ! Qui sèmera entre eux la mésentente et la discussion. Oh, oui ! Ce ne sera que bénéfice pour nous et préjudice pour eux ! Nous manquerions à nos nobles charges si nous faisions moins !

Stephen ne comprit pas grand-chose à ce discours. Le gentleman parlait-il d’une des princesses du château de Windsor ? Il était bien connu que le roi avait perdu la raison à la mort de sa benjamine, sa fille préférée. Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon pensait peut-être que la perte d’une autre princesse l’achèverait, ou ébranlerait l’équilibre mental d’autres membres de la famille royale.

— Allons, mon cher Stephen, poursuivit le gentleman. La question qui se pose à nous est la suivante : comment pouvons-nous aller enlever la demoiselle à l’insu de tout le monde et surtout des magiciens ? – Le gentleman réfléchit un moment : – J’ai trouvé ! Allez me quérir un tronçon de chêne moussu.

— Monsieur ?

— Il doit avoir votre corpulence et la longueur de ma clavicule.

— J’irais vous le chercher avec plaisir sur-le-champ, monsieur. Cependant, j’ignore ce qu’est un chêne moussu.

— Un bois séculaire qui est resté enfoui dans des tourbières depuis d’innombrables siècles !

— Alors, monsieur, je crains que n’ayons pas beaucoup de chances d’en trouver à Londres. Il n’y a pas de tourbières ici.

— Il est vrai, il est vrai.

Le gentleman se rejeta en arrière dans son fauteuil et fixa les yeux au plafond en réfléchissant à cet épineux problème.

— N’importe quelle sorte de bois ferait-elle votre affaire, monsieur ? demanda Stephen. Il y a un marchand de bois d’œuvre dans Gracechurch-street, qui sans doute…

— Non, non, le coupa le gentleman. Ceci doit être fait…

À cet instant précis, Stephen éprouva la plus étrange des sensations : il fut soulevé de son siège et remis debout. Au même moment, le café disparut, remplacé par un néant glacé, noir comme poix. Bien qu’il ne vît rien du tout, Stephen avait l’impression d’être dans un vaste lieu ouvert. Un vent aigre hurlait à ses oreilles et une pluie battante le fouettait de toutes les directions à la fois.

— … dans les règles de l’art, continua le gentleman d’un ton égal. Il y a une très belle pièce de chêne moussu dans les parages. Du moins je crois me souvenir… – Sa voix, qui avait résonné quelque part près de l’oreille droite de Stephen, s’éloigna. – Stephen ! cria-t-elle. Avez-vous apporté une bêche, une pelle à poignée et une dague à tourbe ?

— Comment, monsieur ? Quoi, monsieur ? Non, monsieur. Je n’ai apporté aucun de ces outils. À dire vrai, j’ignorais que nous allions quelque part.

Stephen s’aperçut qu’il avait les pieds et les chevilles plongés dans l’eau glacée. Il tenta de se dégager. Immédiatement, le sol vacilla de la façon la plus alarmante qui soit ; il s’y enfonça soudain jusqu’à mi-mollets. Il poussa un cri.

— Mmm ? s’enquit le gentleman.

— Je… je ne me serais jamais permis de vous interrompre, monsieur. Mais la terre semble m’engloutir.

— C’est une tourbière, expliqua le gentleman avec affabilité.

— Certes, c’est une substance des plus terrifiantes.

Stephen s’efforçait d’imiter le ton calme et indifférent du gentleman. Il ne savait que trop quelle valeur le gentleman attachait à la dignité en toutes situations ; s’il lui donnait à entendre combien il était terrifié, il craignait que le gentleman ne se dégoûtât de lui et ne s’en allât, le laissant s’enliser. Il tenta de bouger, sans trouver d’appui. Il agita les bras en tous sens, faillit tomber, et le seul résultat fut que ses pieds et ses jambes s’enfoncèrent un peu plus dans la tourbe liquide. Il poussa un nouveau cri. Le marais émit une suite de bruits de succion des plus déplaisants.

— Ah, mon Dieu ! Je prends la liberté de vous faire observer, monsieur, que je m’embourbe progressivement. Ah ! – Il se mit à glisser de biais. – Vous avez eu souvent l’amabilité d’exprimer votre affection pour moi, monsieur, et de répéter combien vous préfériez ma société à celle de tout autre. Si cela ne vous importune aucunement, peut-être pourrais-je vous convaincre de me sortir de cette horrible tourbière ?

Le gentleman ne prit pas la peine de répondre. Finalement, Stephen se retrouva par magie arraché à la vase et remis d’aplomb. Il avait les jambes molles d’effroi et eût bien aimé s’étendre, mais n’osait pas bouger. Ici, le sol paraissait assez solide, bien que désagréablement humide, et Stephen ne savait pas où était la tourbière.

— Je serais très heureux de pouvoir vous aider, monsieur, cria-t-il dans l’obscurité. Toutefois, je n’ose plus bouger par peur de retomber dans le marécage !

— Oh ! Cela n’a aucune espèce d’importance ! repartit le gentleman. En vérité, nous n’avons qu’à attendre. Le chêne moussu se trouve très facilement à l’aube.

— Mais l’aube ne sera pas là avant neuf heures ! s’exclama Stephen avec horreur.

— Non, en effet ! Asseyons-nous pour l’attendre.

— Ici, monsieur ? C’est un endroit affreux ! Noir, glacé et abominable.

— Oh, tout à fait ! Des plus désagréables ! abonda le gentleman, avec une sérénité exaspérante.

Il garda ensuite le silence, et Stephen dut supposer qu’il mettait à exécution ce plan insensé qui consistait à attendre l’aube.

Le vent glacial cinglait Stephen ; l’humidité s’insinuait dans tous les replis de son être, les ténèbres l’accablaient, et les heures s’écoulaient avec une lenteur atroce. Il n’avait aucun espoir de pouvoir dormir ; à un moment dans la nuit, pourtant, il connut un léger répit dans son malheur. Sans s’endormir exactement, il se mit à rêver.

Dans ses rêveries, il était allé à l’office chercher pour quelqu’un une tranche d’un magnifique pâté en croûte. Quand il avait entamé le pâté, il s’était aperçu qu’il y avait très peu de porc dedans : les trois quarts du hachis étaient occupés par la ville de Birmingham. À l’intérieur de la croûte, des forges et des maréchaleries fumaient, des moteurs cognaient. Un des habitants, une personne d’aspect urbain, se trouva sortir nonchalamment de l’entaille pratiquée par Stephen et, dès que son regard tomba sur Stephen, il déclara…

Juste à ce moment-là, un son aigu et funèbre interrompit le rêve de Stephen : un chant lent et triste, un thrène en une langue inconnue. Stephen comprit, sans se réveiller vraiment, que le chanteur était le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon.