Il doit être posé en règle générale que, si un homme se met à chanter, nul ne remarquera son chant hormis ses congénères. Cela est vrai, y compris si son chant est suprêmement beau. D’autres hommes peuvent être transportés par son talent, tandis que le reste de la création reste insensible. Un chat ou un chien le regarderont peut-être ; son cheval, si c’est une bête exceptionnellement intelligente, s’arrêtera peut-être de brouter son herbe, mais cela ne va guère plus loin. Quand l’homme-fée chantait, néanmoins, le monde entier l’écoutait. Stephen sentit que les nuages marquaient une halte dans leur course, il sentit les collines endormies remuer et murmurer, il sentit les brumes fraîches danser. Pour la première fois, il comprit que le monde n’était pas muet ; il attendait seulement qu’on lui tînt un langage à sa portée. Dans le chant de l’homme-fée, la terre reconnaissait les noms qu’elle s’était donnés.
Stephen repartit dans ses songes. Cette fois, il rêva que les collines marchaient et que le ciel pleurait. Des arbres venaient lui parler et lui confier leurs secrets, par exemple s’il pouvait ou non les considérer comme ses amis ou ses ennemis. D’importantes destinées se cachaient sous les cailloux et les feuilles mortes. Il rêva que toutes les choses du monde, les pierres, les rivières, les feuilles et le feu, avaient un dessein, qu’elles étaient déterminées à accomplir avec la plus grande rigueur. Il comprit également qu’il était parfois possible de convaincre les choses de changer leurs desseins.
Quand il s’éveilla, c’était l’aube. Ou un semblant d’aube. Le jour était liquide, terne et incomparablement triste. De vastes montagnes mornes et grises se dressaient tout autour d’eux ; entre les monts, s’étendaient de grandes tourbières noires. Stephen n’avait jamais vu de paysage autant fait pour réduire instantanément le spectateur au désespoir.
— Il s’agit d’un de vos royaumes, j’imagine, monsieur ? demanda-t-il.
— Mes royaumes ! s’exclama le gentleman avec surprise. Ah, non ! Nous sommes en Écosse !
Le gentleman disparut brusquement… et réapparut un instant plus tard, chargé d’une brassée d’outils. Il y avait là une hache, une broche et trois instruments que Stephen n’avait jamais vus auparavant. Le premier ressemblait un peu à une binette, le deuxième un tantinet à une pelle, et le troisième était un objet très curieux, entre une pelle et une faux. Le gentleman les tendit tous à Stephen, qui les examina d’un air perplexe.
— Sont-ils neufs, monsieur ? Ils brillent tant !
— Eh bien, on ne peut évidemment pas utiliser des outils d’un métal ordinaire pour le type d’entreprise de magie que je me propose. Ils sont fabriqués dans un alliage de mercure et de lumière d’étoile. Maintenant, Stephen, il nous faut chercher un lopin de terre où il ne s’est pas déposé de rosée et, si nous creusons là, nous sommes sûrs de trouver du chêne moussu !
D’un bout à l’autre du ravin, toutes les herbes et les petites fleurs de couleur des marais étaient couvertes de rosée. Les habits, les mains, les cheveux et le teint de Stephen avaient pris un éclat gris velouté ; quant à la chevelure du gentleman – qui était déjà extraordinaire – le scintillement d’un million de minuscules sphères liquides ajoutait à son brillant habituel. Il paraissait porter une auréole ornée de gemmes.
Le gentleman traversa à pas lents le ravin, les yeux fixés à terre. Stephen le suivait.
— Ah ! s’écria le gentleman. Nous y voilà !
Comment le gentleman le savait, Stephen n’eût su le dire.
Ils se tenaient au milieu d’une étendue marécageuse, parfaitement identique à tout autre partie du ravin. Il n’y avait pas d’arbre ou de rocher distinctif à proximité pour marquer le lieu. Le gentleman continua pourtant à marcher à grandes enjambées d’un air confiant jusqu’à ce qu’il eût atteint une cuvette peu profonde. Au milieu de la cuvette se trouvait une longue et large bande entièrement dépourvue de rosée.
— Creusez ici, Stephen !
Le gentleman se montra incroyablement renseigné sur l’art d’extraire la tourbe. Et bien qu’il n’y mît pas la main, il indiqua soigneusement à Stephen comment enlever la couche superficielle de feuilles et de mousse à l’aide d’un outil, comment découper la tourbe avec un deuxième et comment extraire les morceaux grâce à un troisième.
Stephen n’était pas habitué à un aussi dur labeur ; il fut vite hors d’haleine et tout endolori. Par bonheur, il n’avait pas creusé très loin quand il heurta quelque chose de beaucoup plus dur que la tourbe.
— Ah ! s’écria le gentleman, au comble du ravissement. Voilà notre chêne moussu ! Parfait ! Maintenant, Stephen, coupez tout autour !
C’était facile à dire. Même quand Stephen eut extrait suffisamment de tourbe pour mettre au jour le chêne moussu, il était encore très malaisé de distinguer la part du chêne et celle de la tourbe, tous deux étant noirs, humides et suintants. Il creusa un peu plus et se mit à soupçonner que, bien que le gentleman parlât d’un tronçon de bois, il s’agissait d’un arbre entier.
— Ne pourriez-vous pas le soulever par votre magie, monsieur ? demanda-t-il.
— Que non ! Non, vraiment ! Je dois demander beaucoup à ce bois, et il nous incombe donc de faciliter le plus possible son passage de la tourbière à ce vaste monde ! Allons, voulez-vous prendre cette hache, Stephen, et me couper un morceau aussi haut que ma clavicule. Puis, à l’aide de la broche et de la dague, nous finirons par le sortir !
Cela leur coûta trois heures de plus pour venir à bout de leur tâche. Stephen débita le bois à la taille demandée par le gentleman. Toutefois, la manœuvre pour l’arracher à la tourbière dépassait les forces d’un seul homme ; le gentleman fut donc contraint de descendre le rejoindre dans le trou vaseux et nauséabond, et ils tirèrent et poussèrent ensemble avec effort.
Une fois qu’ils eurent enfin fini, Stephen se jeta par terre au comble de l’épuisement, tandis que le gentleman restait planté à contempler son tronçon avec plaisir.
— Eh bien, déclara-t-il, cela a été beaucoup plus facile que je ne l’avais imaginé !
Stephen se retrouva une fois de plus dans la salle à l’étage du Jerusalem Coffee House. Il se regarda, puis regarda le gentleman. Leurs beaux habits étaient déchirés, et ils étaient couverts de tourbe de la tête aux pieds.
Pour la première fois, il voyait distinctement le tronçon de chêne moussu. Celui-ci était noir comme le péché, avec un grain extrêmement fin ; une eau tout aussi noire en suintait.
— Nous devons le sécher afin qu’il nous soit utile, dit-il.
— Oh, non ! protesta le gentleman avec un sourire éclatant. Pour mon dessein, il fera très bien l’affaire tel qu’il est !
43
L’étrange aventure de Mr Hyde
Un matin de la première semaine de décembre, Jeremy toqua à la porte de la bibliothèque de Strange, à Ashfair House, pour avertir son maître que Mr Hyde demandait la faveur de s’entretenir quelques instants avec lui. Strange n’aimait pas beaucoup être dérangé. Depuis qu’il était dans sa résidence de campagne, il était devenu presque aussi jaloux de sa tranquillité et de sa solitude que Mr Norrell.
— Oh ! Très bien ! maugréa-t-il.
Il prit juste le temps de rédiger un dernier paragraphe, de vérifier trois ou quatre détails dans une biographie de Valentine Greatrakes, de sécher l’encre au buvard, de corriger quelques fautes d’orthographe et de repasser le buvard, avant de se rendre au salon.