Strange jeta un coup d’œil de leur côté, puis déclara avec un soupir :
— Henry, cela n’a vraiment aucune importance. Monsieur Hyde, je…
Entre-temps, Mr Hyde, dont l’agitation paraissait avoir augmenté avec ces atermoiements, s’écriait :
— Il y a une heure, j’ai revu Mrs Strange sur les monts gallois !
Henry sursauta et se tourna vers Strange.
Strange jeta un regard glacé à Mr Hyde.
— Ce n’est rien, Henry, dit-il. Rien, vraiment.
Mr Hyde tressaillit légèrement à ces mots, mais il possédait une forme d’obstination qui l’aida à se dominer.
— C’était sur Castle Idris. Tout comme précédemment, Mrs Strange marchait à bonne distance de moi et je ne distinguais pas son visage. J’ai tenté de la suivre et de la rattraper, mais, comme l’autre jour, je l’ai perdue de vue. Je sais bien que, la dernière fois, cette rencontre a été tenue pour une hallucination, un fantôme de neige et de vent sorti de ma cervelle. Aujourd’hui, cependant, le temps est clair et limpide, et j’ai la certitude d’avoir vu Mrs Strange aussi nettement que je vous vois maintenant.
— La dernière fois ? répéta Henry, en plein désarroi.
Strange, avec une certaine impatience, commença à remercier Mr Hyde pour le bon naturel qu’il montrait en leur apportant cette… (Il ne trouvait pas le mot qu’il cherchait.)
— Je suis pourtant certain que Mrs Strange est en sécurité dans ma maison, et sans doute ne serez-vous pas surpris si je…
Jeremy rentra dans la pièce assez soudainement. Il alla directement à Strange, se pencha pour lui murmurer quelque chose à l’oreille.
— Eh bien, parlez, mon brave ! Que se passe-t-il ? intervint Henry.
Jeremy regarda Strange d’un air plutôt indécis, mais ce dernier ne dit mot.
Il couvrit sa bouche de sa main et ses yeux errèrent de-ci de-là, comme s’il songeait soudain à quelque perspective nouvelle, et pas des plus agréables.
— Mrs Strange n’est plus là, monsieur. Nous ignorons où elle est.
Henry se mit à interroger Mr Hyde sur ce qu’il avait vu dans les collines, lui laissant à peine le temps de répondre à une question avant d’en poser une nouvelle. Jeremy Johns leur faisait les gros yeux à tous deux. Pendant ce temps, Strange, assis en silence, regardait droit devant lui. Subitement, il se leva et sortit en hâte de la pièce.
— Mr Strange ! appela Mr Hyde. Où allez-vous donc ?
— Strange ! cria Henry.
Comme rien ne pouvait être entrepris ou décidé sans lui, ils n’avaient d’autre choix que de le suivre. Strange monta l’escalier menant à sa bibliothèque, au premier étage, et se dirigea immédiatement vers le grand bassin d’argent posé sur une des tables.
— Apportez-moi de l’eau, ordonna-t-il à Jeremy Johns.
Jeremy Johns alla quérir un broc d’eau et remplit le bassin.
Strange prononça une seule parole ; la pièce parut s’obscurcir, s’emplir de ténèbres. L’eau du bassin se troubla et devint légèrement opaque.
La diminution de la lumière terrifia Henry.
— Strange ! s’exclama-t-il. Que faisons-nous ici ? Le jour baisse ! Et ma sœur qui est dehors… Nous ne devrions pas rester une minute de plus dans cette maison ! – Il se tourna vers Jeremy Johns comme s’il était l’unique personne présente susceptible d’exercer une influence sur Strange. Dites-lui d’arrêter ! Nous devons commencer les recherches !
— Taisez-vous, Henry, murmura Strange.
De l’index, par deux fois, il effleura la surface de l’eau. Deux lignes scintillantes de lumière apparurent, divisant l’eau en quatre. Il esquissa un geste au-dessus d’un des quarts, où des étoiles pointèrent à leur tour, suivies d’autres lignes, de veinures et de trames lumineuses. Il les contempla pendant quelques instants. Puis il fit un signe au-dessus du quart voisin. Un diagramme de lumière différent apparut. Il répéta l’opération pour les troisième et quatrième quarts. Les diagrammes ne restaient pas immuables ; ils bougeaient et étincelaient, tantôt proches de l’écriture, tantôt comparables aux dessins d’une carte, tantôt encore identiques à des constellations.
— À quoi cela est-il destiné ? s’informa Mr Hyde d’un ton pensif.
— À la retrouver, répondit Strange. Du moins, est-ce là l’effet escompté.
Il tapota un des quarts. Instantanément, les trois autres diagrammes s’évanouirent. Celui qui restait grandit jusqu’à occuper toute la surface de l’eau. Strange le divisa en quarts, l’étudia un moment et tapota un des quarts. Il réitéra cette opération plusieurs fois. Les diagrammes s’opacifièrent et commencèrent à ressembler de plus en plus à une carte. Plus cela allait, plus l’expression de Strange devenait dubitative et moins il semblait sûr de ce que le bassin lui révélait.
Au bout de quelques minutes, Henry ne put plus y tenir.
— Pour l’amour du ciel, ce n’est pas le moment de s’adonner à la magie ! Arabella a disparu ! Strange, je vous en conjure ! Laissez ces sottises et partons à sa recherche !
Strange ne prit pas la peine de répondre. Il eut l’air furieux et frappa l’eau. En un instant, les lignes et les étoiles disparurent. Il prit une profonde inspiration et recommença. Cette fois-ci, il procéda d’une manière plus assurée et obtint rapidement un diagramme en apparence plus significatif. Pourtant, loin d’en tirer d’utiles informations, il resta assis à l’examiner avec un mélange de consternation et de perplexité.
— Qu’y a-t-il ? demanda Mr Hyde, alarmé. Monsieur Strange, apercevez-vous votre femme ?
— Je n’entends goutte à ce que me raconte mon sortilège ! D’après lui, elle n’est pas en Angleterre, ni au pays de Galles, ni en Écosse, ni en France. Je ne parviens pas à réussir ma magie. Vous avez raison, Henry. Je perds mon temps ici. Jeremy, va chercher mes bottes et ma redingote !
Une vision s’épanouit soudain sur la face de l’eau. Dans un salon ancien et sombre, une foule d’hommes galants et de femmes ravissantes dansaient. Mais comme cela ne pouvait avoir aucun lien intelligible avec Arabella, Strange frappa la surface de l’eau une nouvelle fois. La vision s’évanouit.
Dehors, une épaisse couche de neige recouvrait la nature. Tout était gelé, immobile et silencieux. On fouilla d’abord le domaine d’Ashfair. Après que celui-ci se révéla ne receler guère plus qu’un roitelet ou un rouge-gorge, Strange, Henry, Mr Hyde et les domestiques se mirent à battre les routes.
Trois des bonnes retournèrent au manoir, où elles montèrent explorer les greniers qui n’avaient pas été dérangés depuis l’enfance de Strange. Elles se munirent d’une hache et d’un marteau et forcèrent des coffres qui avaient été fermés à clé cinquante ans plus tôt. Elles inspectèrent placards et tiroirs, dont certains eussent pu à peine contenir le corps d’un nourrisson, et en aucun cas celui d’une femme adulte.
Quelques-uns des serviteurs coururent les rues de Clun. D’autres sautèrent à cheval et gagnèrent Clunton, Purslow, Clunbury et Whitcott. Sous peu il n’y eut pas une maison des alentours qui ignorât la disparition de Mrs Strange, pas une qui ne dépêchât quelqu’un pour participer aux recherches. Dans l’intervalle, les femmes de ces foyers entretenaient leurs feux et prenaient toutes sortes de dispositions afin que Mrs Strange, dût-elle être conduite dans cette maison-là, bénéficiât sur-le-champ d’autant de chaleur, de nourritures terrestres et de réconfort qu’il était possible à un être humain d’espérer.
La première heure leur amena le capitaine John Ayrton du 12e régiment de dragons légers, qui avait été en Espagne, puis à Waterloo avec Wellington et Strange. Ses terres jouxtaient celles de Strange. Ils étaient du même âge et avaient été voisins toute leur vie, mais le capitaine Ayrton se montrait un gentleman si timide et si réservé qu’ils avaient rarement échangé plus d’une vingtaine de mots au cours d’une année. Dans ces moments critiques, il se présenta avec des cartes, et la promesse aussi discrète que solennelle d’apporter à Strange et Henry toute l’assistance possible.