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— Il est au ministère de la Marine, monsieur. Je croyais que vous le saviez. La voiture est venue le prendre voilà plus d’une heure. Il sera de retour sous peu.

— Non, s’exclama Childermass, ce n’est pas possible ! Il ne peut pas être parti. Êtes-vous sûr qu’il n’est pas à l’étage, occupé par sa magie ?

— Sûr et certain, monsieur. J’ai vu la voiture partir avec notre maître à l’intérieur. Permettez-moi d’envoyer Matthew chercher un médecin, monsieur Childermass. Vous avez l’air souffrant.

Childermass ouvrit la bouche pour protester qu’il n’était pas du tout souffrant. Juste à ce moment-là…

… le ciel le regarda. Childermass sentit la terre se voûter car il pesait sur son dos.

Le ciel lui parlait, à lui, Childermass.

Cette langue, il l’entendait pour la première fois. Il n’était pas certain que ce fussent des mots. Peut-être le ciel lui parlait-il seulement dans l’inscription noire formée par les oiseaux. Childermass était petit et vulnérable, et n’avait aucun moyen de s’échapper. Il était pris entre la terre et le ciel, comme au creux de deux mains qui pouvaient le broyer à leur gré.

Le ciel lui parla encore.

— Je ne comprends pas, répondit-il.

Il battit des paupières et découvrit Lucas penché sur lui. Respirant difficilement, il tendit la main, effleura un objet à son côté. Il se tourna pour regarder ; la vision d’un pied de fauteuil le laissa perplexe. Il était étendu par terre.

— Que… ? commença-t-il.

— Vous êtes dans la bibliothèque, monsieur, le coupa Lucas. Vous avez perdu connaissance, apparemment.

— Aidez-moi à me relever. Il faut que je parle à Norrell.

— Monsieur, je vous ai déjà dit…

— Non. Vous vous trompez. Il doit être ici, c’est impossible autrement. Emmenez-moi à l’étage.

Lucas l’aida à se mettre debout et à sortir de la pièce, mais, quand ils atteignirent l’escalier, Childermass faillit de nouveau s’effondrer. Lucas appela donc Matthew, l’autre valet ; à eux deux, moitié ils soutinrent Childermass, moitié le portèrent jusqu’au deuxième étage où Mr Norrell accomplissait ses actes de magie les plus secrets.

Lucas ouvrit la porte. À l’intérieur, un feu pétillait dans la grille de la cheminée. Plumes, canifs, porte-plumes et crayons étaient disposés avec art sur un petit plateau. L’encrier était plein, et son capuchon d’argent bien fermé. Livres et carnets étaient soigneusement empilés ou rangés. Tout paraissait épousseté, ciré et en ordre parfait. Manifestement, Mr Norrell s’était absenté ce matin-là.

Childermass repoussa les valets, se redressa et inspecta la pièce avec perplexité.

— Vous voyez, monsieur ? reprit Lucas. C’est tout comme je vous l’ai dit. Le maître est au ministère de la Marine.

— Oui, admit Childermass.

Cela n’avait pas de sens pour lui. Si Norrell n’était pour rien dans cette mystérieuse magie, alors, qui cela pouvait-il bien être ?

— Strange est-il venu ici ? demanda-t-il.

— Certes non ! – Lucas était indigné. – J’espère avoir mieux à faire qu’introduire Mr Strange. Vous paraissez encore incommodé, monsieur. Permettez-moi d’envoyer quérir un médecin.

— Non, non. Je me sens mieux, beaucoup, beaucoup mieux. Tenez, aidez-moi donc à m’asseoir. – Childermass s’affala dans un fauteuil avec un soupir. – Au nom du Ciel, que regardez-vous donc tous les deux ? – d’un geste, il les congédia. Matthew, n’avez-vous aucune tâche qui vous attend ? Lucas, allez me chercher un verre d’eau !

Il était encore hébété et étourdi, le sentiment d’angoisse qui l’avait saisi au ventre avait toutefois diminué. Il pouvait se figurer le paysage dans ses moindres détails ; son image était gravée dans son esprit. Il percevait sa désolation, sa dimension surnaturelle, mais ne se sentait plus en danger de s’y perdre. Il pouvait réfléchir.

Lucas revint avec un plateau chargé d’un verre à vin et d’une carafe d’eau. Il servit un verre d’eau à Childermass, qui le but d’un trait.

Il existait bien un sort que Childermass connaissait, un sort servant à déceler la présence de magie. Il ne vous révélait pas quelle magie, ni le nom de son auteur ; simplement, il indiquait si une magie était à l’œuvre ou non. Du moins, était-ce l’effet qu’il était censé produire. Childermass ne l’avait essayé qu’une fois, sans résultat. Il n’avait aucun moyen de savoir s’il marchait ou non.

— Ressers-moi de l’eau, ordonna-t-il à Lucas.

Lucas obéit.

Cette fois-ci, Childermass ne but pas. Il marmonna une formule au-dessus du verre, puis le leva à la lumière et scruta son contenu, en le tournant lentement jusqu’à ce qu’il eût embrassé toute la pièce au travers.

Rien.

— Je ne sais pas ce que je cherche, murmura-t-il, avant de lancer à Lucas : Venez. J’ai besoin de vos services.

Ils redescendirent dans la bibliothèque. Childermass leva une nouvelle fois son verre, prononça sa formule et examina le liquide.

Toujours rien.

Il s’approcha de la fenêtre. Fugitivement, il crut apercevoir une perle de lumière blanche au fond du verre.

— C’est dans le square, énonça-t-il.

— Qu’y a-t-il donc dans le square ? demanda Lucas.

Sans répondre, Childermass regarda par la fenêtre. Les pavés boueux de Hanover-square étaient recouverts de neige. Les grilles noires qui délimitaient le jardin central se détachaient nettement sur le blanc. La neige tombait toujours, et il soufflait un vent vif. Malgré les intempéries, plusieurs personnes se tenaient là. Il était de notoriété publique que Mr Norrell habitait à Hanover-square, et l’on venait jusqu’ici dans l’espoir de l’apercevoir. En ce moment, un gentleman et deux demoiselles (tous, à n’en pas douter, des passionnés de magie), postés devant la maison, contemplaient celle-ci avec une certaine excitation. Non loin de là, un jeune homme brun était mollement appuyé à la grille. Un marchand d’encre au manteau déchiré, un petit réservoir sur le dos, se tenait près de lui. À droite, il y avait une autre dame. Celle-ci avait tourné le dos à la maison et se dirigeait à pas lents vers Hanover-street ; Childermass avait idée qu’elle faisait partie des curieux l’instant d’avant. Elle portait une toilette luxueuse et du dernier chic, une pelisse vert foncé bordée d’hermine, et tenait un gros manchon également d’hermine.

Childermass connaissait bien le marchand d’encre pour lui avoir souvent acheté de l’encre. Les autres étaient tous, croyait-il, des inconnus.

— Reconnaissez-vous l’un d’entre eux ? demanda-t-il.

— Ce gandin aux cheveux bruns. – Lucas montrait du doigt le jeune homme appuyé aux grilles. – C’est Frederick Marston. Il est venu ici plusieurs fois pour demander à Mr Norrell de le prendre comme élève, mais Mr Norrell a toujours refusé de le recevoir.

— Oui, je pense que vous m’en avez déjà parlé. – Childermass observa un instant de plus les promeneurs du square, puis poursuivit : – Aussi improbable que cela puisse paraître, l’un d’eux doit créer une sorte de magie. Il faut que je descende pour aller voir. Venez. J’ai encore besoin de vous.

Dans le square, la magie était plus forte que jamais. Le glas tintait dans la tête de Childermass. Derrière le rideau de neige, les deux mondes luisaient par intermittence, telles les images d’une lanterne magique : tantôt Hanover-square, tantôt les champs mornes et une inscription noire dans le ciel.

Childermass leva son verre, prêt à répéter sa formule magique. Ce ne fut guère nécessaire ; celui-ci répandait déjà une douce lumière blanche. C’était la chose la plus brillante de cette sombre journée d’hiver ; son éclat, plus clair et plus pur que n’importe quelle lampe, jetait de drôles d’ombres sur les visages de Childermass et de Lucas.