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Le ciel lui parla encore. Cette fois, il crut reconnaître une question. De graves conséquences dépendaient de sa réponse. S’il pouvait seulement comprendre ce qui lui était demandé et trouver les mots justes pour répondre, alors il aurait une révélation. Une révélation qui changerait la magie anglaise pour toujours, une révélation dont Strange et Norrell n’avaient encore rien soupçonné.

Longtemps il s’efforça de comprendre. La langue et le sort lui semblaient à présent cruellement familiers. D’un moment à l’autre, pensait-il, il allait saisir leur sens. Somme toute, le monde lui tenait chaque jour le même langage ; seulement il ne l’avait pas remarqué plus tôt…

Lucas lui disait quelque chose. Childermass avait dû retomber, puisqu’il s’aperçut alors que Lucas l’agrippait par les aisselles pour le remettre debout. Le verre à vin était brisé sur les pavés, et la lumière blanche zébrait la neige.

— … la chose la plus singulière, disait Lucas. C’est cela, monsieur Childermass. Vous revenez à vous. Je ne vous ai jamais vu impressionné de la sorte. Êtes-vous sûr, monsieur, de ne pas vouloir rentrer ? Voici Mr Norrell. Il saura quoi faire.

Childermass regarda vers la droite. La voiture de Mr Norrell débouchait dans le square par George-street.

Le marchand d’encre la vit également. Aussitôt, il s’approcha du gentleman et des deux demoiselles. Il s’inclina respectueusement et s’adressa au gentleman. Tous trois tournèrent la tête pour suivre la voiture des yeux. Le gentleman mit la main à la poche et donna une pièce au marchand. Après une nouvelle courbette, ce dernier s’éloigna.

Mr Marston, le jeune gandin brun, n’eut pas besoin qu’on lui précise qu’il s’agissait de la voiture de Mr Norrell. Dès qu’il la vit arriver, il s’écarta des grilles pour s’avancer.

La dame vêtue du dernier chic avait fait demi-tour et revenait vers la maison, apparemment dans l’intention de rencontrer le premier magicien d’Angleterre.

La voiture s’arrêta devant l’entrée. Le valet de pied descendit pour ouvrir la portière. Mr Norrell mit pied à terre. Il était si emmitouflé dans ses cache-col que sa petite silhouette ratatinée en paraissait presque corpulente. Sur-le-champ, Mr Marston le salua et commença à l’entretenir. Mr Norrell secoua la tête avec impatience et, d’un geste, congédia l’importun.

La dame à la toilette du dernier chic dépassa Childermass et Lucas. Elle avait le teint très clair et un air grave. Il vint à l’esprit de Childermass qu’elle eût sans doute été considérée comme belle par ceux que cela intéressait. À présent qu’il la voyait de plus près, il commença à songer qu’il la connaissait.

— Lucas, murmura-t-il, qui est cette dame ?

— Veuillez m’excuser, monsieur. Je ne pense pas l’avoir déjà vue.

Au pied des marches de la voiture, Mr Marston se montrait de plus en plus pressant et Mr Norrell, lui, était de plus en plus furieux. Il promena ses regards à la ronde, aperçut Childermass et Lucas non loin de là et leur fit signe.

Alors la dame à la toilette du dernier chic avança d’un pas vers lui. Un court instant, il sembla qu’elle aussi allait l’aborder, mais cela n’entrait pas dans ses intentions. Elle tira un pistolet de son manchon avec tout le calme du monde et le pointa sur le cœur du vieux magicien.

Mr Norrell et Mr Marston écarquillèrent les yeux.

Plusieurs choses se produisirent en même temps. Lucas lâcha Childermass – qui retomba à terre comme une pierre – et courut au secours de son maître. Mr Marston saisit la dame par la taille. Davey, le cocher de Mr Norrell, sauta à bas de son siège et empoigna le bras qui tenait l’arme.

Childermass gisait dans la neige, au milieu des éclats de verre. Il vit la femme se dégager de l’étreinte de Mr Marston avec ce qui lui parut une facilité déconcertante. Elle jeta son adversaire au sol avec une telle force qu’il ne se releva pas. Elle posa une petite main gantée sur la poitrine de Davey, qui fut projeté plusieurs yards en arrière. Le valet de Mr Norrell – celui qui avait ouvert la portière de la voiture – tenta bien de l’étendre sur le carreau, mais son coup n’eut pas le moindre effet sur elle. Elle plaqua la main sur son visage – on eût cru une caresse : il s’écroula de tout son long. Quant à Lucas, elle le frappa simplement à l’aide du pistolet.

Childermass ne comprenait pas grand-chose aux événements. Il se releva tant bien que mal et, d’un pas trébuchant, s’avança d’une demi-douzaine de yards, ne sachant guère s’il foulait les pavés de Hanover-square ou une antique route du pays des fées.

Mr Norrell fixait la dame avec la plus profonde horreur, trop effrayé pour crier ou se sauver. Childermass leva les mains vers elle dans un geste de conciliation.

— Madame…, commença-t-il.

Elle ne lui accorda pas un regard.

La chute continue des flocons immaculés l’étourdissait. Malgré tous ses efforts, Childermass ne pouvait pas se raccrocher à Hanover-square. Le paysage fantastique l’appelait ; Mr Norrell allait être tué et rien ne pouvait l’empêcher.

Puis il se produisit un fait étrange.

Il se produisit un fait étrange. Hanover-square disparut. Mr Norrell, Lucas et tous les autres disparurent.

La dame, elle, resta.

Elle se tenait face à lui, sur l’antique route, sous le ciel où foisonnaient les oiseaux noirs. Elle leva son pistolet et, du pays des fées, le pointa en Angleterre, sur le cœur de Mr Norrell.

— Madame, répéta Childermass.

Elle le regarda avec une rage froide et brûlante. Il n’y avait rien au monde qu’il pût dire pour la dissuader de son geste. Il empoigna l’arme par le canon.

Une détonation retentit, un bruit-insupportable, assourdissant.

L’intensité de ce son l’avait ramené en Angleterre, supposa Childermass.

Brusquement, il se retrouva à Hanover-square, mi-assis mi-couché, adossé aux marches de la voiture. Il se demanda où Norrell était, s’il était mort ou non. Il pensa qu’il devait aller aux renseignements, mais s’avisa qu’il ne s’en souciait guère et resta donc là où il était.

À l’arrivée d’un chirurgien, il comprit que la dame avait vraiment tiré sur quelqu’un : ce quelqu’un, c’était lui.

Le reste de la journée et la plus grande partie de la suivante s’écoulèrent dans un mélange de douleur et de rêveries sous laudanum. Parfois, Childermass se croyait sur l’ancienne route, sous le ciel parlant, mais Lucas lui tenait désormais compagnie et lui causait puits d’amour et seaux de charbon. Une corde était tendue en travers du ciel, sur laquelle un grand nombre de personnes évoluaient. Strange était là, et Norrell aussi. Tous deux tenaient des piles d’ouvrages dans les mains. Il y avait John Murray, l’éditeur, et Vinculus, et beaucoup d’autres. Parfois, la douleur logée dans l’épaule de Childermass s’échappait de lui et courait se cacher dans la chambre. Il songeait à les prévenir afin qu’ils pussent la chasser. Une fois, il l’aperçut : elle avait un pelage rouge feu, plus flamboyant que celui d’un renard…

Le soir du deuxième jour, il était couché dans son lit avec une idée beaucoup plus claire de son identité, du lieu où il se trouvait et de ce qui s’était passé. Vers sept heures, Lucas entra dans la chambre, portant une chaise. Il la posa au chevet du lit. Un instant plus tard, Mr Norrell entrait à son tour et y prenait place.