— Certains des Auréats le pensaient, oui. Ils ont assimilé cette croyance auprès de leurs serviteurs-fées, qui attribuaient quelques-uns de leurs extraordinaires pouvoirs magiques à leur aptitude à parler aux arbres, aux rivières, etc., et à nouer des amitiés et des alliances avec eux. Cependant, il n’y a aucune raison de croire qu’ils avaient raison. Ma magie à moi ne repose pas sur des idées aussi absurdes.
— Le ciel m’a parlé, insista Childermass. Si ce que j’ai vu était vrai, alors…
Il hésita.
— Alors quoi ? s’impatienta Mr Norrell.
Dans son état de faiblesse, Childermass avait pensé tout haut. Il voulait dire que, si ce qu’il avait vu était vrai, alors tout ce que Strange et Norrell avaient jamais réalisé était un jeu d’enfant. La magie était bien plus étrange et bien plus terrifiante qu’aucun des trois l’avait cru. Strange et Norrell n’avaient fait que lancer des fléchettes en papier d’un bout à l’autre d’un salon, tandis que la vraie magie s’élevait sur ses grandes ailes, piquait et zigzaguait dans un ciel sans limites, loin, très loin au-dessus d’eux.
Il s’avisa toutefois qu’il existait peu de chances pour que Mr Norrell eût une vue très optimiste de ce genre d’idées, aussi ne répondit-il pas.
Curieusement, Mr Norrell paraissait lire dans ses pensées.
— Oh ! s’exclama-t-il dans un accès de colère. Très bien ! Vous êtes toujours là, n’est-ce pas ? Alors je vous conjure d’aller rejoindre immédiatement Strange, Murray et tous les autres traîtres ! Je suis persuadé que vous trouverez leurs conceptions bien mieux appropriées à votre actuel état d’esprit ! Je suis sûr qu’ils seront très contents de vous compter parmi eux. Et vous pourrez leur révéler tous mes secrets ! Ils sauront être généreux avec vous en échange. Je serai ruiné et…
— Monsieur Norrell, calmez-vous. Je n’ai aucune intention de chercher une nouvelle place. Vous êtes le dernier maître que j’aurai.
Il s’écoula un nouveau silence bref qui laissa peut-être le temps à Mr Norrell de réfléchir au manque d’à-propos qu’il y avait à se quereller avec l’homme qui lui avait sauvé la vie la veille. D’un ton plus posé, il déclara :
— Personne ne vous a sans doute encore prévenu. La femme de Strange est morte.
— Quoi ?
— Morte. Sir Walter me l’a annoncé. Apparemment, elle est sortie se promener dans la neige. C’était bien malavisé. Deux jours après, elle était morte.
Childermass en eut froid dans le dos. Le morne paysage était soudain très proche, juste sous la peau de l’Angleterre. Il se voyait presque encore sur l’antique route…
… et Arabella Strange était devant lui sur la route. Elle lui tournait le dos et s’enfonçait seule dans les terres grises et glacées, sous le ciel enchanté et parlant…
— On m’a dit que le décès de Mrs Strange a rendu Lady Pole très malheureuse, continua Mr Norrell, oublieux de la subite pâleur de Childermass et de sa respiration difficile. Son chagrin a été terrible. Apparemment, elles étaient amies. Je l’ignorais jusqu’à aujourd’hui. L’eussé-je su, j’aurais peut-être pu… – Il hésita et son visage se crispa sous l’effet de quelque émotion secrète. – Cela n’a plus d’importance, à présent. L’une est folle, et l’autre morte. D’après Sir Walter, Lady Pole paraît me considérer à certains égards comme coupable de la mort de Mrs Strange. – Il hésita une nouvelle fois puis, au cas où il y aurait un doute sur le sujet, il ajouta : – Ce qui est absurde, bien sûr.
À cet instant, deux éminents médecins que Mr Norrell avait mandés pour soigner Childermass entrèrent dans la pièce. Ils furent surpris d’y trouver Mr Norrell – surpris et ravis. Leurs expressions souriantes, ainsi que leurs courbettes et leurs révérences, montraient quel plaisant exemple de condescendance ils voyaient dans le fait que le grand homme rendît visite à son serviteur. Ils lui certifièrent qu’ils avaient rarement vu de maison où le maître fût aussi soucieux de la santé de ses subordonnés et où les domestiques fussent aussi attachés à leur maître par les liens, moins du devoir, que du respect et d’une tendre affection.
Et Mr Norrell, au moins aussi sensible à la flatterie que la plupart des individus, de se prendre à songer qu’il accomplissait peut-être un geste exceptionnellement vertueux. Il tendit la main dans l’intention de tapoter celle de Childermass d’une façon amicale et condescendante. Mais, après avoir croisé le regard froid de ce dernier, il se ravisa, toussota et quitta la pièce.
Childermass le suivit des yeux.
« Tous les magiciens mentent et celui-ci plus que la majorité », avait dit Vinculus.
47
« Un gars noir et un drôle tout bleu…
ça doit vouloir dire quèque chose… »
La voiture de Sir Walter Pole suivait une route isolée du Yorkshire. Stephen Black l’escortait, monté sur un cheval blanc.
De part et d’autre, des landes désertes couleur d’ecchymose s’étiraient jusqu’à un ciel sombre, où la neige menaçait. Des rochers gris et informes étaient éparpillés ici et là, rendant le paysage plus désolé et plus sauvage encore. De temps à autre, un rayon de soleil perçait de biais les nuages, illuminant fugitivement un torrent blanc d’écume, ou frappant une fondrière pleine d’eau, qui devenait soudain aussi éblouissante qu’un penny d’argent tombé d’une poche.
Ils atteignirent une croisée de chemins. Le cocher arrêta les chevaux et contempla tristement l’endroit où, à son opinion, un poteau indicateur eût dû se trouver.
— Il n’y a pas de bornes, rien pour indiquer où peuvent mener ces routes ! maugréa Stephen.
— À supposer qu’elles aillent quelque part, ce dont je commence à douter, répondit le cocher, sortant une tabatière de sa poche et inhalant une bonne pincée de son contenu.
Le valet qui siégeait à côté du cocher (et qui était de loin le plus transi et le plus misérable des trois) maudit copieusement le Yorkshire, tous les habitants du Yorkshire et toutes les routes du Yorkshire.
— Nous devrions rouler vers le nord-nord-est, je pense, dit Stephen. Mais je suis un peu désorienté, sur cette lande. Savez-vous où se trouve le nord ?
Le cocher, à qui cette question s’adressait, répliqua que toutes les directions lui semblaient assez nordiques.
Le valet émit un petit rire sans gaieté.
Comprenant que ses compagnons d’infortune ne lui étaient d’aucun secours, Stephen agit comme il agissait toujours en pareille circonstance : il prit le fardeau du voyage sur ses épaules. Il ordonna au cocher d’emprunter une route, tandis que lui en suivrait une autre.
— Si je réussis à trouver, je reviendrai vous chercher ou enverrai un messager. Si c’est vous qui me précédez, déposez votre chargement et ne vous souciez pas de moi.
Stephen chevaucha de l’avant, scrutant dubitativement les chemins et les sentes qu’il rencontrait. Une fois, il croisa un autre cavalier solitaire et lui demanda sa route, mais l’homme se révéla être étranger à la lande, lui aussi, et n’avait jamais entendu parler du lieu cité par Stephen.
Il atteignit enfin un chemin étroit qui serpentait entre deux murets de pierres sèches – courants dans cette partie de l’Angleterre. Il s’y engagea. De chaque côté, une rangée d’arbres dénudés bordait l’alignement des murets. Au moment où les premiers flocons de neige tombaient en tourbillonnant, il franchit un petit pont et pénétra dans un village d’austères cottages de pierre et de murs à demi écroulés. Le silence régnait. Il n’y avait guère plus d’une poignée de bâtiments, et Stephen trouva vite celui qu’il cherchait : une maison basse, toute en longueur, avec une cour pavée devant. Il embrassa du regard les toitures affaissées, les croisées vétustes et les pierres moussues d’un air de profonde répulsion.