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— Ohé ! appela-t-il. Y a-t-il quelqu’un ?

La neige tombait de plus en plus dru. De quelque part sur le flanc de la bâtisse, deux serviteurs accoururent. Bien qu’ils fussent propres et bien mis, leurs expressions nerveuses et leur allure maladroite arrachèrent un tressaillement à Stephen et lui firent regretter de ne pas s’être occupé de leur instruction.

De leur côté, ils écarquillaient les yeux à la vue de cet homme noir monté sur une jument d’une blancheur de lait au milieu de leur cour. Le plus brave des deux esquissa une demi-courbette.

— Est-ce bien Starecross-hall ? demanda Stephen.

— Oui, monsieur, répondit le domestique courageux.

— Je suis ici pour affaires au nom de Sir Walter Pole. Allez me chercher votre maître.

Le bonhomme s’en fut au pas de course. L’instant d’après, la porte d’entrée s’ouvrait ; un individu brun et maigre apparut.

— Vous êtes le gardien de l’asile d’aliénés ? s’enquit Stephen. Vous êtes John Segundus ?

— Certainement ! s’écria John Segundus. Soyez le bienvenu !

Stephen mit pied à terre et jeta la bride de sa monture au serviteur.

— J’ai eu un mal de tous les diables à vous trouver ! Nous roulons dans cette lande diabolique depuis une heure. Pouvez-vous dépêcher un homme pour amener la voiture de Madame jusqu’ici ? Ils ont pris la route à gauche de celle-ci, au croisement, deux milles plus haut.

— Bien sûr, tout de suite, l’assura Mr Segundus. Je suis désolé que vous ayez rencontré des difficultés. L’asile, comme vous voyez, est extrêmement reculé. C’est là une des raisons pour lesquelles ce lieu sied à Sir Walter. Madame va bien, j’espère ?

— Madame est très fatiguée par le voyage.

— Tout est prêt pour l’accueillir. Au moins… – Mr Segundus le fit entrer. – Je suis conscient que ce doit être très différent de ce à quoi elle est habituée…

Un court couloir dallé conduisait à une chambre qui offrait un contraste plaisant avec le cadre sombre et dépouillé. Tout n’y était que confort et hospitalité ; elle avait été pourvue de tableaux, d’un ravissant mobilier, de tapis moelleux et de lampes à l’éclairage gai. Il y avait aussi des repose-pieds pour les pieds de Madame si elle se sentait lasse, des paravents pour la protéger des courants d’air si elle avait froid, et des livres pour la divertir, eût-elle par hasard envie de lire.

— Cela ne convient-il pas ? s’enquit Mr Segundus avec inquiétude. Je comprends, à votre figure, que non.

Stephen ouvrit la bouche pour déclarer à Mr Segundus que ce qu’il voyait était bien différent. Il voyait, en effet, ce que Madame verrait à son entrée dans la pièce. Les fauteuils, les peintures et les lampes étaient fantomatiques. Derrière eux transparaissaient les formes plus consistantes et plus solides des salles et des escaliers gris et nus d’Illusions-perdues.

Toutefois, il était vain de tenter d’expliquer tout cela. Ses mots auraient changé au moment où il les aurait prononcés, pour se transformer en quelque absurdité sur une bière aux ferments de colère et sur la soif de vengeance ; ou sur des jeunes filles dont les larmes se métamorphosaient en opales et en perles à la lune montante, et dont les empreintes de pied s’emplissaient de sang à la lune descendante. Aussi se contenta-t-il de dire :

— Non, non, cela nous donne entière satisfaction. Madame a tout ce qu’il lui faut.

Ces paroles auraient pu paraître un brin froides à beaucoup, surtout s’ils s’étaient donné autant de mal que Mr Segundus – ce dernier, cependant, n’émit aucune objection.

— Alors, c’est la dame que Mr Norrell a ramenée d’entre les morts ? dit-il.

— Oui, répondit Stephen.

— L’acte même sur lequel la restauration de la magie anglaise repose !

— Oui.

— Et pourtant elle a tenté de le tuer ! Cette affaire est très étrange, vraiment des plus étranges !

Stephen se tut. À son avis, il ne convenait pas au gardien d’un asile d’aliénés de méditer de tels sujets ; et il y avait très peu de chances pour qu’il découvrît la vérité s’il s’y hasardait.

Afin de détourner les pensées de Mr Segundus de Lady Pole et de son prétendu crime, Stephen déclara :

— Sir Walter a choisi personnellement cet établissement. J’ignore sur le conseil de qui. Êtes-vous gardien d’asile d’aliénés depuis longtemps ?

Mr Segundus eut un rire.

— Non, pas depuis très longtemps. Depuis environ quinze jours. Lady Pole sera ma première patiente.

— Vraiment !

— Je crois que Sir Walter considère mon manque d’expérience comme un avantage plutôt que le contraire ! D’autres messieurs de la profession sont habitués à exercer toutes sortes d’autorité sur leurs patients et à leur imposer des contraintes. Comportement auquel Sir Walter est opposé dans le cas de son épouse. Voyez-vous, je n’ai aucune mauvaise habitude à perdre. Madame ne trouvera que douceur et respect en cette demeure. Et, hormis quelques précautions suggérées par le simple bon sens – comme de garder armes à feu et couteaux hors de sa portée –, elle sera traitée avec tous les égards dans cette maison, et nous tâcherons de la rendre heureuse.

Stephen inclina la tête en signe d’approbation.

— Comment en êtes-vous arrivé là ? s’enquit-il.

— Dans cette maison ? demanda Mr Segundus.

— Non, à tenir un asile d’aliénés.

— Oh ! Tout à fait par hasard ! En septembre dernier, j’ai eu l’extrême bonne fortune de connaître une dame du nom de Mrs Lennox qui, dès lors, est devenue ma bienfaitrice. Cette maison lui appartient. Depuis quelques années, elle essayait de trouver un bon locataire, sans succès. Elle s’est prise d’amitié pour moi et a souhaité me rendre service. Ainsi, elle a décidé d’ouvrir un établissement ici et de m’en confier la charge. Notre première idée était une école de magiciens, mais…

— De magiciens ! s’exclama Stephen, surpris. Quel rapport entretenez-vous avec les magiciens ?

— J’en suis un, je l’ai été toute ma vie.

— Vraiment !

Stephen paraissait tellement offusqué à cette nouvelle que la première impulsion de Mr Segundus fut de s’excuser. Mais quelle sorte d’excuses pouvait-on donner à l’état de magicien ? Il ne le savait pas. Alors il poursuivit :

— Mr Norrell n’a pas approuvé notre projet d’école, et il a envoyé Childermass pour me mettre en garde. Connaissez-vous John Childermass, monsieur ?

— Je le connais de vue, répondit Stephen. Je ne lui ai jamais parlé.

— Au début, Mrs Lennox et moi-même avions la ferme intention de lui résister – de résister à Mr Norrell, j’entends, pas à Childermass. J’ai écrit à Mr Strange, mais ma lettre est arrivée le matin où sa femme a disparu et, comme vous le savez sans doute, la malheureuse dame a expiré quelques jours plus tard.

L’espace d’un instant, Stephen eut l’air de vouloir ajouter un commentaire, mais ensuite il secoua la tête, et Mr Segundus reprit :

— Sans l’aide de Mr Strange, il était clair pour moi que nous devions renoncer à notre école. Je me suis rendu à Bath pour en informer Mrs Lennox. Elle s’est montrée pleine de bienveillance et m’a assuré que nous arrêterions bientôt un nouveau projet. Je confesse être sorti de chez elle d’une humeur très maussade. J’avais à peine fait quelques pas quand j’ai vu un étrange spectacle. Une silhouette en guenilles noires se tenait au milieu de la route. Ses yeux rouges et enflammés étaient vides de toute raison et de tout espoir. L’homme agitait les bras pour se défendre contre les fantômes qui l’assaillaient et criait, les suppliant d’avoir pitié de lui. Ceux qui souffrent dans leur corps peuvent parfois trouver un répit dans le sommeil, néanmoins je sus d’instinct que les démons de cet homme le poursuivaient jusque dans ses rêves. J’ai glissé quelques pièces dans sa main et ai passé mon chemin. Je ne sais si j’ai pensé particulièrement à lui sur le trajet du retour mais, au moment où je franchissais le seuil de cette demeure, il s’est passé un événement très curieux. J’ai eu ce que je crois devoir appeler une vision. J’ai vu le fou en plein délire dans le vestibule – dans l’exacte condition où je l’avais vu à Bath – et j’ai compris. J’ai compris que cette maison, avec sa tranquillité et sa solitude, pouvait être bénéfique aux personnes à l’esprit dérangé. J’ai écrit à Mrs Lennox et elle a accepté mon nouveau projet. Vous ignoriez qui m’avait recommandé à Sir Walter. C’est Childermass. Childermass m’avait promis de m’aider s’il en avait le pouvoir.