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— Il serait peut-être préférable, monsieur, que vous évitiez toute allusion à votre profession ou à l’école, du moins au début. Il n’y a rien au monde – en celui-ci ou en tout autre – qui ne chagrinerait plus Madame que de se retrouver esclave d’un autre magicien.

— Esclave ! s’exclama Mr Segundus, stupéfié. Quel drôle de mot est-ce là ! J’espère sincèrement que nul ne se considérera jamais comme mon esclave ! Et certainement pas cette dame !

Stephen l’étudia un moment.

— Je suis sûr que vous êtes un magicien d’une sorte très différente de Mr Norrell, dit-il.

— Je l’espère, renchérit gravement Mr Segundus.

Une heure plus tard, du remue-ménage se faisait entendre dans la cour. Stephen et Mr Segundus sortirent pour accueillir Madame. Les chevaux et la voiture s’étaient trouvés dans la totale impossibilité de passer le pont, et Lady Pole avait été forcée de parcourir à pied les derniers cinquante yards de son voyage. Elle entra dans la cour du manoir non sans émoi, embrassa du regard le morne décor enneigé ; il sembla à Stephen que seul le plus cruel des cœurs pouvait la considérer dans toute sa jeunesse, sa beauté et sa profonde affliction sans former le vœu de lui apporter toute la protection en son pouvoir. Intérieurement, il maudit Mr Norrell.

Quelque chose dans l’apparence de la jeune femme parut alarmer Mr Segundus. Il baissa les yeux sur sa main gauche, mais celle-ci était gantée. Il se ressaisit immédiatement et lui souhaita la bienvenue à Starecross-hall.

Stephen leur servit le thé au salon.

— On m’a appris que Madame a été très peinée de la disparition de Mrs Strange, dit Mr Segundus. Me permettez-vous de vous offrir mes condoléances ?

Elle détourna son visage pour dissimuler ses larmes.

— Il serait plus juste de les lui offrir à elle, pas à moi, répondit-elle. Mon mari a offert, lui, d’écrire à Mr Strange et de solliciter la faveur d’emprunter un portrait de Mrs Strange afin d’en réaliser une copie pour me consoler. Mais à quoi cela m’avancerait-il ? Après tout, il y a peu de chances que j’oublie son visage alors qu’elle et moi assistons aux mêmes bals et cortèges tous les soirs… et continuerons à y assister le restant de notre vie, j’imagine. Stephen sait, Stephen comprend.

— Ah, oui ! reprit Mr Segundus. Madame a horreur de la danse et de la musique, je suis au courant. Soyez assurée qu’ils seront interdits ici. Ici, nous n’aurons rien qui ne vous apporte de la gaieté, rien qui ne vous rende heureuse.

Il lui parla des ouvrages qu’il prévoyait de lire avec elle et des promenades qu’ils pourraient faire au printemps, si cela agréait à Madame.

À Stephen, affairé avec le service à thé, cette conversation parut des plus innocentes, à cela près qu’à une ou deux reprises il vit Mr Segundus reporter, de Madame à lui-même et vice-versa, un regard aigu et pénétrant qui le rendit perplexe et le mit mal à l’aise.

La voiture, le cocher, la femme de chambre et le valet devaient tous rester a Starecross Hall, auprès de Lady Pole ; Stephen, lui, devait retourner à Harley-street De bonne heure, le lendemain matin, pendant que Madame prenait le petit-déjeuner, il entra pour faire ses adieux.

Comme il s’inclinait devant elle, Lady Pole eut un petit rire, mi-mélancolique mi-amusé.

— Il est on ne peut plus ridicule de nous séparer ainsi, alors que vous et moi savons que nous allons nous retrouver dans quelques heures. Ne vous inquiétez pas pour moi, Stephen. Je me trouverai mieux ici, j’en suis sûre.

Stephen se rendit à l’écurie, où son cheval l’attendait. Il mettait ses gants quand une voix résonna derrière lui.

— Je vous demande pardon.

Mr Segundus était là, plus hésitant et plus modeste que jamais.

— Me permettez-vous de vous poser une question ? Quelle est la magie qui vous entoure, vous et Madame ? – Il leva la main comme s’il voulait effleurer le visage de Stephen du bout des doigts. – Vous avez une rose rouge et blanche à la bouche, et elle aussi. Que cela signifie-t-il ?

Stephen porta la main à ses lèvres ; il n’y avait rien. Cependant, il eut fugitivement l’idée de tout raconter à Mr Segundus : son enchantement et celui des deux femmes. Il se figura que Mr Segundus le comprendrait plus ou moins, qu’il se révélerait être un magicien extraordinaire – plus grand que Strange ou Norrell – et trouverait un moyen pour contrecarrer le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon. Mais il s’agissait là de fantaisies fugaces. L’instant suivant, la méfiance innée de Stephen pour les Anglais – et pour les magiciens anglais en particulier – reprenait ses droits.

— Je ne vous entends point, dit-il très vite.

Il monta sur sa jument et s’en fut sans un mot de plus.

Ce jour-là, les routes hivernales étaient parmi les pires qu’il eût jamais connues. La boue des ornières, en gelant, avait formé des crêtes dures comme du fer. Les champs et les chemins étaient recouverts de gelée blanche, et un brouillard givrant ajoutait à la pénombre ambiante.

Sa monture était l’un des innombrables présents du gentleman. Cette jument à la blancheur de lait n’avait pas un seul crin noir. Elle était, au reste, rapide et robuste, et aussi affectueuse envers Stephen qu’un cheval peut l’être avec un homme. Il l’avait appelée Firenze, et doutait que le prince régent ou le duc de Wellington eussent une meilleure cavale. Une des étranges particularités de sa vie enchantée tenait à ce que, où qu’il allât, nul ne s’étonnait de l’incongruité qu’il y avait à ce qu’un serviteur nègre possédât le plus beau cheval du royaume.

À une vingtaine de milles au sud de Starecross-hall, il arriva dans un petit village. La route formait un coude brutal, avant de s’enfiler entre une grosse demeure cossue, avec un jardin sur la droite et une rangée de communs délabrés sur la gauche. À l’instant où Stephen passait devant l’entrée de la maison, un équipage sortit de l’allée et faillit le heurter. Le cocher se retourna pour voir ce qui avait fait broncher ses chevaux et l’avait forcé à les retenir. N’apercevant qu’un homme noir, il claqua du fouet dans sa direction. S’il manqua Stephen, le coup atteignit Firenze juste au-dessus de l’œil droit. La bête se cabra de peur et de douleur et perdit l’équilibre sur la chaussée verglacée.