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Un bref instant, tout parut sens dessus dessous. Quand Stephen recouvra enfin ses esprits, il découvrit qu’il était par terre. Firenze était tombée. Lui avait été désarçonné ; il avait encore le pied gauche pris dans l’étrier et la jambe tordue d’inquiétante manière – il pensa à une fracture. Il dégagea son pied et resta un moment assis, nauséeux et tout étourdi. Il sentait un liquide lui couler sur le visage et il s’était écorché les mains dans sa chute. Il tenta de se remettre debout et vit avec soulagement qu’il y parvenait ; sa jambe semblait contusionnée, mais pas cassée.

Firenze renâclait, couchée sur le flanc, roulant follement les yeux. Stephen se demanda pourquoi elle n’essayait pas de se redresser ou, au moins, de ruer. Une sorte de frisson convulsif secouait son corps ; hormis cela, elle était inerte. Ses jambes étaient raides et dessinaient des angles bizarres. Alors, la vérité lui apparut : elle ne pouvait plus bouger, elle avait l’échine brisée.

Il scruta la maison de maître, dans l’espoir que quelqu’un viendrait l’aider. Une femme apparut un moment à une fenêtre. Stephen eut l’impression fugitive d’une toilette élégante et d’un grand air. Dès qu’elle se fut assurée que l’accident n’avait causé aucun dégât à quiconque ou à quoi que ce fût de sa maison, l’inconnue disparut et Stephen ne la revit plus.

Il s’agenouilla devant Firenze et, de la main, flatta sa tête et son épaule. D’une de ses sacoches de selle, il tira un pistolet, un cornet à poudre, un écouvillon et une cartouche. Il chargea le pistolet et l’amorça. Puis il se releva et arma le chien.

Mais il eut conscience de ne pouvoir aller plus loin. La jument lui avait été trop dévouée ; il ne pouvait pas la tuer. Il était sur le point de renoncer par désespoir, quand un ferraillement se fit entendre sur la route derrière lui. Au tournant, apparut une charrette tirée par un grand percheron placide, à l’allure traînante. C’était la voiture d’un charretier, et dedans trônait le charretier en personne, un bonhomme gros comme une barrique, affublé d’un vieux manteau, avec une face ronde et épaisse. Quand il vit Stephen, il ralentit son cheval.

— Eh ! mon gars ! Qu’est-ce à faire ?

Stephen désigna Firenze de son pistolet.

Le charretier descendit de sa voiture et s’avança vers Stephen.

— Belle bête, dit-il d’une voix pleine de bonté.

Il tapa sur l’épaule de Stephen et poussa un soupir compatissant qui empestait le chou.

— Mais, mon gars ! Ça lui fait une belle jambe, à présent.

Quittant des yeux le visage de Stephen, il reporta ses regards sur le pistolet. Il tendit alors le bras, leva doucement le canon à hauteur de la tête frémissante de Firenze. Stephen ne tirant toujours pas, il reprit :

— Dois-je le faire à ta place, mon gars ?

Stephen inclina la tête.

Le charretier prit le pistolet. Stephen détourna les yeux. Un coup retentit – un bruit affreux, suivi immédiatement de croassements affolés et d’un grand bruissement d’ailes, tandis que tous les oiseaux des environs s’envolaient. Stephen se retourna. Firenze se contracta une dernière fois, puis ne bougea plus.

— Merci, dit-il au charretier.

Stephen entendit l’homme s’éloigner et pensa qu’il était parti, mais ce dernier revint au bout d’un instant, lui donna un coup de coude et lui tendit un flacon noir. Stephen prit une lampée. C’était du gin d’une qualité très grossière. Il s’étrangla.

Même si l’on avait pu payer deux fois sa carriole et son cheval sur le prix des habits et des bottes de Stephen, le charretier endossait l’allègre sentiment de supériorité que les hommes blancs éprouvent en général à l’égard des nègres. Il rumina l’affaire, puis déclara à Stephen que le plus urgent était de prendre des dispositions pour l’enlèvement de la carcasse.

— C’est une bête de valeur, morte ou vive. Ton maître ne sera pas content quand il apprendra qu’un autre a le cheval et l’argent…

— Cette jument n’était pas à mon maître ! protesta Stephen. Elle était à moi.

— Eh ! s’écria le charretier. Regarde ça !

Un corbeau s’était posé sur le flanc blanc comme lait de Firenze.

— Non ! cria Stephen, tentant d’aller chasser l’oiseau.

Le charretier l’arrêta.

— Nenni, mon gars ! Nenni ! Ça porte chance. Je ne sais pas quand j’ai vu un meilleur présage !

— Chance ! répéta Stephen. De quoi parles-tu ?

— C’est le signe du vieux roi, non ? Un corbeau sur quèque chose de blanc. L’étendard du vieux John !

Le charretier avisa Stephen qu’il connaissait un endroit non loin de là où, selon lui, contre espèces sonnantes on l’aiderait à trouver un arrangement pour vendre Firenze. Stephen grimpa à côté de lui sur la charrette et le charretier le conduisit à une ferme.

Le fermier, n’ayant jamais vu d’homme noir, fut stupéfait de trouver un être aussi exotique dans sa cour. Contre toute évidence, il ne parvenait pas à croire que Stephen parlât anglais. Le charretier, qui compatissait à la confusion d’esprit du fermier, se tint au côté de Stephen, répétant aimablement tout ce qu’il disait pour que le fermier comprît mieux. Cela ne servit à rien. Ne les écoutant pas plus l’un que l’autre, le fermier se contenta de bader Stephen et d’adresser des remarques à son sujet à l’un de ses domestiques, tout aussi fasciné. Le fermier se demandait si Stephen déteignait quand il touchait des objets, et il émit d’autres spéculations d’une nature encore plus impertinente et plus déplaisante. Les instructions précises de Stephen pour l’enlèvement de la carcasse de Firenze se perdirent, jusqu’au moment où l’épouse du fermier revint d’un marché voisin. Elle était d’une sorte très différente. Pour sa part, un homme bien mis avec une monture de prix (quoique morte) était un gentleman – libre à lui d’être de la couleur de son choix. Elle parla à Stephen d’un équarrisseur qui emportait les cadavres de chevaux de la ferme, écoulait la chair et revendait os et sabots pour fabriquer de la colle. Elle lui indiqua combien l’équarrisseur le paierait et promit de s’occuper de tout en échange d’un tiers de la somme. Stephen lui donna son accord.

— Je vous remercie, dit Stephen. Tout cela eût été beaucoup plus difficile sans votre aide. Je vous dédommagerai de votre peine, naturellement. Toutefois, j’ai bien peur de devoir vous déranger encore. Je n’ai aucun moyen de rentrer chez moi. Je vous serais très obligé si vous pouviez me conduire jusqu’au prochain relais de poste.

— Nenni ! s’écria le charretier. Range ta bourse, mon gars, je vais t’amener à Doncaster et cela te coûtera néant.

En vérité, Stephen eût préféré de beaucoup gagner le prochain relais de poste, mais le charretier avait l’air si ravi d’avoir trouvé un compagnon qu’il lui sembla plus aimable et plus reconnaissant d’aller avec lui.

La charrette se dirigeait cahin-caha vers Doncaster ; ils voyageaient sur des chemins de campagne et arrivaient à des auberges et dans des villages en des points inattendus, les prenant par surprise. Ils livraient ici un bois de lit, là un cake, et chargeaient un tas de colis aux drôles de formes. Une fois, ils s’arrêtèrent devant une très humble chaumière, isolée derrière une haute haie dénudée, en pleine forêt. Là, ils reçurent des mains d’une servante décrépite une antique volière, toute en angles et peinte en noir, contenant un minuscule canari. Le charretier expliqua à Stephen qu’elle avait appartenu à une vieille dame qui était décédée et devait être livrée à sa petite-nièce, au sud de Selby.

Peu après que le canari eut été caché à l’arrière de la charrette, une rafale de ronflements sonores émanant subitement du même endroit fit sursauter Stephen. Il paraissait impossible qu’un tel raffut fût sorti d’un oiseau si petit ; Stephen en conclut donc qu’une autre personne se trouvait dans la charrette, quelqu’un qu’il n’avait pas encore eu le privilège de saluer.