Le charretier tira d’un panier un gros pâté en croûte et un morceau de fromage. Il découpa une portion de pâté à l’aide d’un grand couteau et s’apprêtait à l’offrir à Stephen quand un doute l’effleura :
— Les gars noirs mangent-ils la même chose que nous ? demanda-t-il, comme s’il croyait qu’ils se nourrissaient d’herbe ou de rayons de lune.
— Oui, répondit Stephen.
Le charretier donna donc à Stephen sa part de pâté et du fromage.
— Je vous remercie. Mais votre autre passager ne veut-il pas se restaurer ?
— Possible. Quand il se réveillera. Je l’ai fait monter à Ripon. Il n’avait pas un penny en poche. Je me suis dit que j’aurais quèqu’un à qui causer. Il était assez bavard au début, puis il a commencé à dormir à Boroughbridge et n’a rien fait d’aut’ depuis.
— Quel ennuyeux personnage !
— Peut me chaut. Je peux vous causer à présent.
— Il doit être très fatigué, dit Stephen d’un ton pensif. Il ne s’est pas réveillé au coup qui a achevé ma jument, ni pendant la visite à ce balourd de fermier, ni pour le bois de lit et le canari – pour aucune des péripéties de la journée, en réalité. Où va-t-il donc ?
— Lui ? Nulle part. Il erre de lieu en lieu. Il est harcelé par un célèbre personnage londonien et ne peut rester longtemps quèque part sinon le serviteur de l’autre bonhomme pourrait l’attraper.
— Vraiment ?
— Il est tout bleu, ajouta le charretier.
— Bleu ? s’étonna Stephen, mystifié.
Le charretier opina du bonnet.
— Comment ? Bleu de froid ? Ou bien a-t-il été rossé ?
— Nenni, mon gars. Il est aussi bleu que t’es noir. Eh ! J’ai un gars noir et un drôle tout bleu dans ma charrette ! Je n’ai pas ouï dire qu’on eût osé avant moi. À présent, si voir un gars noir porte bonheur – ce qui doit être vrai, comme pour les chats –, alors voir un gars noir et un drôle tout bleu ensemble en un seul et même lieu doit vouloir dire quèque chose. Mais quoi ?
— Peut-être cela veut-il dire quelque chose, suggéra Stephen, mais pas pour vous. Peut-être cela a-t-il un sens pour lui. Ou pour moi.
— Non, ça ne se peut, objecta le charretier. C’est à moi que ça arrive.
Stephen considéra l’étrange couleur de l’inconnu.
— Aurait-il une maladie ? demanda-t-il.
— Possible, admit le charretier, ne voulant pas s’engager.
Une fois leur repas terminé, le charretier se mit à piquer du nez ; sous peu il dormit d’un sommeil profond, la bride toujours en main. La charrette poursuivit tranquillement sa route sous la direction du percheron, une bête dotée de bon sens et d’un grand discernement.
La journée était épuisante pour Stephen. Le triste exil de Lady Pole et la perte de Firenze l’accablaient. Il était content d’être dispensé un moment de la conversation du charretier.
Une première fois, il perçut une espèce de marmonnement, ce qui laissait supposer que l’homme bleu se réveillait. Au début, il ne comprit pas ce que l’autre racontait, puis il entendit très distinctement : « L’esclave sans nom deviendra roi d’un pays inconnu. »
Ces mots le firent frémir ; ils lui rappelaient fortement la promesse du gentleman de le couronner roi d’Angleterre.
La nuit tombait. Stephen arrêta le cheval, descendit de son siège et alluma les trois lanternes vétustes accrochées autour de la voiture. Il s’apprêtait à remonter à sa place, quand un individu hirsute et dépenaillé se dressa soudain à l’arrière et sauta sur le sol verglacé pour venir se camper devant lui.
L’individu hirsute examina Stephen à la lueur des lanternes.
— Sommes-nous déjà arrivés ? s’enquit-il d’une voix enrouée.
— Arrivés où ? demanda Stephen.
Le bonhomme rumina un moment ces mots, avant de se résoudre à reformuler sa question initiale.
— Où sommes-nous ?
— Nulle part. Quelque part entre un village appelé Ulleskelf et un autre répondant au nom de Thrope Willoughby, je crois.
Bien qu’il eût demandé ce renseignement, une fois qu’il l’eut obtenu l’homme ne parut guère s’y intéresser. Sa chemise souillée était ouverte jusqu’à la taille ; Stephen put voir que la description faite par le charretier était de nature fallacieuse. L’autre n’était pas bleu de la même manière que Stephen était noir. C’était un personnage maigre et d’allure rapace, peu recommandable, dont la peau en son état naturel avait dû être d’une couleur identique à celle de tout Anglais. Cependant, elle était désormais recouverte d’un étrange motif de traits, de fioritures, de points et de cercles bleus.
— Connaissez-vous John Childermass, le serviteur du magicien ? s’enquit-il.
Stephen fut saisi, comme n’importe qui le serait après s’être entendu poser deux fois la même question en deux jours par de complets inconnus.
— Je le connais de vue. Mais je ne lui ai jamais parlé.
Le bonhomme eut un large sourire et lui fit un clin d’œil.
— Il me recherche depuis huit ans et ne m’a toujours pas attrapé. Je suis allé à la maison de son maître, dans le Yorkshire. Elle est entourée d’un grand parc. J’aurais bien aimé dérober une friandise. Quand j’ai visité sa demeure londonienne, je me suis régalé de quelques tourtes.
Se trouver en compagnie d’un voleur qui reconnaissait son état était une expérience un tantinet déconcertante, et pourtant Stephen ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine sympathie pour quelqu’un qui rêvait de voler le magicien. Après tout, sans Mr Norrell, Lady Pole et lui n’eussent jamais été victimes d’un enchantement. Il plongea la main dans sa poche et en tira deux couronnes.
— Tiens ! dit-il.
— Pourquoi tant de générosité ? demanda l’homme d’un ton suspicieux, tout en acceptant les pièces.
— Je te plains.
— Et pourquoi ?
— Parce que, si ce qu’on me raconte est vrai, tu n’as ni feu ni lieu.
L’homme grimaça un nouveau sourire et gratta sa joue sale.
— Et si ce qu’on me raconte à moi est vrai, tu es sans nom !
— Comment ?
— J’ai un nom, moi. Vinculus. – Il empoigna la main de Stephen. – Pourquoi cherches-tu à t’écarter de moi ?
— Je ne cherche pas à m’écarter, se récria Stephen.
— Que si. Tu t’es écarté juste à l’instant.
Stephen hésita.
— Ta peau est marquée, et d’une autre couleur. J’ai pensé que les marques étaient peut-être le signe d’un mal quelconque.
— Non, ma peau signifie autre chose, déclara Vinculus.
— Signifie ? Voilà un drôle de mot à employer ! C’est pourtant vrai, la peau peut signifier beaucoup de choses. La mienne signifie que tout homme peut me frapper dans un lieu public sans s’inquiéter des conséquences. Elle signifie que mes amis n’aiment pas toujours être vus dans la rue en ma compagnie. Elle est aussi le signe que, peu importe le nombre d’ouvrages que je lis ou de langues que je maîtrise, je ne serai jamais autre chose qu’une curiosité – à l’instar d’un cochon parlant ou d’un cheval qui aurait la bosse des mathématiques.
Vinculus sourit de plus belle.
— La mienne signifie le contraire de la tienne. Elle signifie que tu seras élevé à la plus haute place, ô roi sans nom. Elle signifie que ton royaume t’attend et que ton ennemi sera anéanti. Elle signifie que ton heure viendra. « L’esclave sans nom portera une couronne d’argent ; l’esclave sans nom deviendra roi dans un pays étranger… »