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Strange marqua une halte sur le trottoir pour ajuster ses gants noirs et jeter un coup d’œil du haut en bas d’Elder-street. Hormis deux chiens bâtards qui fouillaient diligemment un tas d’ordures, la rue était déserte. Pourtant il continua à examiner les alentours jusqu’à ce qu’il eût le regard accroché par un porche sur le trottoir d’en face.

C’était le plus commun des porches – l’entrée d’un entrepôt de négociant ou de quelque chose dans ce genre. Trois degrés de pierre usée montaient à une porte noire massive, d’une construction vénérable et surmontée d’un grand fronton en saillie. Le battant était entièrement tapissé d’affiches de théâtre et d’avis officiels informant le public que, tel ou tel jour, à telle ou telle taverne, les biens de Mr Untel (faillite) seraient vendus aux enchères.

— George, dit Strange au valet qui tenait le parapluie, savez-vous dessiner ?

— Je vous demande pardon, monsieur ?

— Vous a-t-on appris le dessin ? Connaissez-vous ses principes ? Premiers plans, trompe-l’œil, perspective, ce genre de chose ?

— Moi, monsieur ? Non, monsieur.

— Quel dommage ! Cela a fait partie de mon éducation. Je pourrais vous croquer un paysage ou un portrait parfaitement honorable et tout aussi parfaitement inintéressant. Exactement comme les productions de n’importe quel autre amateur* éclairé. Feu votre maîtresse n’a pas profité des coûteux professeurs de dessin que j’ai eus, je crois pourtant qu’elle avait plus de talent. Ses aquarelles de villageois et d’enfants horrifieraient un dessinateur à la mode. Il trouverait les personnages trop raides et les coloris trop vifs. Mrs Strange avait pourtant le génie pour saisir les expressions du visage et les attitudes, pour trouver charme et esprit aux situations les plus banales. Il y a, dans ses peintures, quelque chose à la fois de vivant et de ravissant qui… – Strange s’interrompit et garda un moment le silence. – Que disais-je ? Ah, oui ! Le dessin donne des habitudes d’observation qui seront toujours utiles. Prenez ce porche, par exemple…

Le valet tourna les yeux vers le porche.

— … Aujourd’hui, il fait froid et sombre, il pleut. Il y a très peu de lumière et donc pas d’ombres. On s’attendrait à ce que l’intérieur de ce porche soit obscur, ténébreux. On ne s’attend pas à ce que cette ombre soit là. Je parle de la grande ombre qui va de droite à gauche, laissant la partie gauche du porche dans le noir le plus total. Non, cette ombre est très bizarre. Elle n’est pas un phénomène naturel.

Le valet jeta alors un coup d’œil vers le cocher en quête d’aide, mais celui-ci était déterminé à ne pas s’en mêler et détourna la tête.

— Je vois, monsieur, dit le valet.

Strange continuait à considérer le porche avec la même expression songeuse.

Puis il appela :

— Childermass ! Est-ce bien toi ?

Pendant un moment, il ne se passa rien, puis l’ombre noire à laquelle Strange avait tant trouvé à redire bougea. Elle se détacha du porche tel un drap mouillé que l’on arrache d’un lit et, ce faisant, elle se modifia, se transforma, rapetissa et se métamorphosa en un homme : John Childermass.

Childermass eut son petit sourire désabusé.

— Eh bien, monsieur, je ne pouvais pas espérer me dérober plus longtemps à vos regards.

Strange renifla avec dédain.

— Je vous ai attendu la semaine dernière, et même avant. Où étiez-vous donc ?

— Mon maître ne m’a dépêché qu’hier.

— Et comment va votre maître ?

— Oh ! mal, monsieur, très mal. Il est assailli de rhumes, de migraines et de tremblements dans les membres. Tous ses symptômes habituels quand on le chagrine. Et personne ne le chagrine plus que vous.

— Vous me voyez ravi de l’entendre.

— À propos, monsieur, je voulais vous dire, j’ai de l’argent pour vous à Hanover-square. Vos honoraires du ministère des Finances et de celui de la Marine pour le dernier trimestre de 1814.

Strange écarquilla les yeux de surprise.

— Norrell a réellement l’intention de me laisser toucher ma part ? J’avais cru cet argent perdu pour de bon.

Childermass sourit une nouvelle fois.

— Mr Norrell n’est au courant de rien. Dois-je vous porter l’argent ce soir ?

— Certainement. Je ne serai pas chez moi, mais remettez-le à Jeremy. Dites-moi, Childermass, je suis curieux. Norrell sait-il que vous vous promenez en vous rendant invisible et en vous transformant en ombre ?

— Oh, j’ai glané un brin de technique ici et là. Cela fait vingt-six ans que je suis au service de Mr Norrell. Il eût fallu que je sois vraiment obtus pour ne rien avoir appris du tout.

— Certes. Néanmoins, ce n’est pas ce que je vous ai demandé. Norrell le SAIT-IL ?

— Non, monsieur. Il a des soupçons, mais préfère ne pas savoir. Un magicien qui passe son existence dans une pièce pleine de livres doit avoir quelqu’un pour courir le monde à sa place. Il y a des limites à ce qu’on peut trouver dans un bassin d’argent, vous le savez bien.

— Hum ! Enfin, allez, mon vieux ! Regardez ce pour quoi vous avez été envoyé !

La maison avait l’air déserte, presque abandonnée. Ses fenêtres et sa peinture étaient très sales, et les volets tous posés. Strange et Childermass attendirent sur le trottoir pendant que le valet toquait à la porte. Strange avait son parapluie. Quant à Childermass, il était parfaitement indifférent à la pluie qui tombait sur lui.

Il ne se passa rien pendant un certain temps. Puis quelque chose incita le valet à baisser les yeux vers la courette sous le perron, et il entama la conversation avec quelqu’un que nul autre que lui ne voyait. Qui que fût cette personne, le valet de Strange n’en faisait pas grand cas : son froncement de sourcil, sa manière de se tenir, les deux poings sur les hanches, le ton sur lequel il l’admonestait trahissaient la plus vive impatience.

Au bout d’un moment, une servante très petite, très sale, très craintive, vint leur ouvrir. Jonathan Strange, Childermass et le valet entrèrent ; ils lui jetèrent tous un coup d’œil au passage, et la pauvre créature fut saisie de peur d’être examinée par tant de personnages, si grands et si imposants.

Strange ne prit pas la peine de se faire annoncer – cela semblait trop improbable de parvenir à convaincre la petite souillon de s’en charger. Finalement, ordonnant à Childermass de le suivre, Strange gravit l’escalier en courant et pénétra directement dans une des pièces. Là, dans le clair-obscur créé par de nombreuses chandelles qui brûlaient dans une sorte de brouillard – car la bâtisse paraissait produire son propre climat –, ils trouvèrent le graveur, M. Minervois, et son assistant, M. Forcalquier.

M. Minervois n’était pas grand, il était même d’une stature plutôt frêle. Il avait les cheveux longs, aussi fins, aussi sombres, satinés et luisants qu’un écheveau de soie brune. Ils lui arrivaient aux épaules et lui retombaient sur le front chaque fois qu’il se penchait sur son travail, c’est-à-dire quasiment tout le temps. Ses yeux aussi étaient remarquables : grands, doux et bruns, dénotant les origines méridionales de leur propriétaire. Le physique de M. Forcalquier offrait un contraste frappant avec le charme indéfinissable de son maître. Il possédait un visage anguleux aux yeux creux, un crâne rasé couvert d’un duvet translucide. Pourtant, malgré son aspect cadavérique, presque squelettique, il était de nature très courtoise.

Ils étaient tous deux des réfugiés venus de France, mais la distinction entre un réfugié et un ennemi était par trop subtile pour la population de Spitalfields. M. Minervois et M. Forcalquier étaient connus partout comme « les espions français ». Ils souffraient beaucoup de cette injuste réputation : des bandes de filles et de garçons de Spitalfields passaient le plus clair de leurs vacances à guetter le passage des deux Français pour les rosser et leur faire mordre la poussière, un élément dont Spitalfields était particulièrement riche. D’autres jours, les voisins des Français se soulageaient à coups d’airs bourrus et de huées et refusaient de leur vendre tout article dont ils pouvaient avoir besoin ou envie. Strange s’était déjà rendu utile en servant de médiateur entre M. Minervois et son propriétaire, et en amenant ce dernier, à force d’arguments, à mieux comprendre le caractère et la situation de M. Minervois – sans oublier d’envoyer Jeremy Johns dans toutes les tavernes des environs boire du gin et lier conversation avec les autochtones pour faire savoir à la ronde que les deux Français étaient les protégés d’un des deux magiciens d’Angleterre. « Et, disait Strange, levant un doigt pour lui faire la leçon, s’ils répondent que Norrell est le plus grand des deux, vous pouvez laisser glisser, à condition de préciser que j’ai le caractère plus vif et que je suis grandement plus sensible aux affronts essuyés par mes amis. » M. Minervois et M. Forcalquier savaient gré à Strange de ses efforts, mais, en d’aussi mornes circonstances, ils avaient découvert que leur meilleur ami était le cognac, qu’ils ingurgitaient toute la journée avec une régularité d’horloge.