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Ils restaient barricadés dans leur maison d’Elder-street. Les volets étaient fermés nuit et jour pour faire pièce à l’inhospitalité de Spitalfields. Ils vivaient et travaillaient à la lueur des chandelles et avaient depuis longtemps rompu toutes relations avec les horloges. Ayant l’impression qu’on était en pleine nuit, ils furent plutôt surpris de voir Strange et Childermass. Ils avaient une seule domestique, la petite orpheline aux yeux grands comme des assiettes, qui ne les comprenait pas et avait très peur d’eux, et dont ils ne connaissaient pas le nom. À leur manière, désinvolte et hautaine, cependant, les deux hommes étaient gentils à son égard et lui avaient donné une petite chambre pour elle toute seule, avec un lit de plume et des draps de fil – si bien qu’elle pensait que la lugubre demeure était un paradis. Son principal devoir était de leur apporter de quoi manger, du cognac et de l’opium – provisions qu’ils partageaient ensuite avec elle : ils gardaient le cognac et l’opium pour leur usage personnel et lui laissaient les trois quarts des victuailles. Elle allait aussi leur chercher de l’eau et la chauffait pour leurs bains et leur rasage, car tous deux étaient assez vaniteux. En revanche, ils étaient indifférents à la saleté ou au désordre de leurs appartements, ce qui était tout aussi bien : en effet, la petite orpheline s’y connaissait autant en soins du ménage qu’en hébreu ancien.

Des feuilles de papier épais et des macules recouvraient toutes les surfaces existantes. Des plats en étain contenaient de vieux rogatons de fromage, des crayons et des bouts de fusain s’entassaient dans des pots. Un vieux pied de céleri avait cohabité avec le fusain trop longtemps et dans une trop grande promiscuité pour son bien. Des gravures et des dessins étaient épinglés directement sur le moindre pouce carré du lambris et du papier peint foncé et crasseux – dont un de Strange particulièrement bon.

Une petite cour noire de suie derrière la maison abritait un pommier qui avait été autrefois un arbre campagnard – jusqu’à ce que la grisaille londonienne eût fini par grignoter tous ses charmants voisins verdoyants. Une fois, dans un accès de zèle, un pensionnaire inconnu de la maison avait cueilli toutes les pommes de l’arbre et les avait disposées sur les rebords de fenêtre, où elles se trouvaient déjà depuis plusieurs années : de l’état de vieux fruits, elles étaient passées à celui de cadavres boursouflés et, enfin, de purs fantômes de pommes. Une odeur très prononcée régnait en ce lieu : un mélange d’encre, de papier, de charbon de mer, de cognac, d’opium, de pommes en putréfaction, de suif, de café, l’ensemble pimenté du fumet unique dégagé par deux hommes qui travaillaient nuit et jour dans un espace confiné et qui au grand jamais ne se seraient risqués à ouvrir une fenêtre.

La vérité était que Minervois et Forcalquier oubliaient souvent qu’il existait des lieux comme Spitalfields ou la France sur la face de la Terre. Ils vivaient des jours d’affilée dans le petit univers des gravures conçues pour le livre de Strange ; or celles-ci étaient vraiment des curiosités.

Elles représentaient de grands couloirs, taillés dans les ombres plus que dans tout autre matériau. D’obscures ouvertures dans les murs suggéraient encore d’autres couloirs, de sorte que les gravures paraissaient rendre l’intérieur d’un labyrinthe ou d’un lieu de ce genre. Sur certaines, on voyait de larges marches dévalant vers de ténébreux canaux souterrains. Des dessins montraient une vaste et sombre lande, où serpentait une route abandonnée. Le spectateur paraissait contempler ce décor d’une grande hauteur. Loin, très loin sur cette route se détachait une ombre – rien de plus qu’une éraflure à la surface, plus claire, de la chaussée – trop lointaine pour distinguer un homme, une femme ou un enfant, ou un être humain en général, mais sa présence au milieu de cet espace désertique était mystérieusement inquiétante.

Une image figurait une esquisse de pont solitaire qui enjambait un immense abîme vaporeux – peut-être le ciel – et, bien que le pont fût bâti de la même pierre massive que les couloirs et les canaux, de petits escaliers descendaient en colimaçon sur chacun de ses côtés, accrochés à ses énormes piles. Ces escaliers étaient des structures d’aspect fragile, construites avec beaucoup moins d’art que le pont ; il y en avait une quantité qui dégringolaient dans les nuages vers Dieu savait où.

Strange, dont la concentration rivalisait avec celle de Minervois, se pencha sur ces curiosités, émettant tour à tour doutes, critiques et propositions. Strange et les deux Français se parlaient en français. À la vive surprise de Strange, Childermass les entendait parfaitement et posa même une ou deux questions à Minervois dans sa langue maternelle. Malheureusement, le français de Childermass était si déformé par l’accent épais de son Yorkshire natal que Minervois ne le comprit pas et demanda à Strange si Childermass était hollandais.

— Certes, fit observer Strange à Childermass, ils ont trop latinisé ces décors – les rendant trop proches des œuvres de Palladio et de Piranèse. C’est plus fort qu’eux, le prix de leur formation. On ne peut pas changer sa formation, savez-vous ? Comme magicien, je ne serai jamais tout à fait Strange… Ou, du moins, pas Strange seulement, il y a trop de Norrell en moi.

— Alors, c’est là ce que vous avez vu sur les routes du Roi ? s’enquit Childermass.

— Oui.

— Et quel est le pays enjambé par le pont ?

Strange jeta un regard ironique à Childermass.

— Je ne sais point, magicien. À votre avis ?

Childermass leva les épaules.

— Je présume que c’est le pays des fées.

— Peut-être. Néanmoins, je commence à penser que ce que nous appelons le pays des fées est probablement composé de nombreuses contrées. On pourrait aussi bien dire « Ailleurs » et voilà !

— Ces lieux sont-ils éloignés ?

— Non. Je m’y suis rendu en venant de Covent-garden et je les ai tous vus en l’espace d’une heure et demie.

— La technique de magie était-elle difficile ?

— Non, pas vraiment.

— Et me l’expliquerez-vous ?

— Avec la meilleure volonté du monde. Il faut un sort de révélation – j’ai utilisé le Doncaster. Et un autre de dissolution, pour faire fondre la surface du miroir. Il existe une infinité de sorts de dissolution dans les livres que j’ai consultés, mais, autant que je sache, ils sont tous inefficaces, si bien que j’ai été contraint d’en improviser un. Je puis vous le noter par écrit si vous le souhaitez. Enfin, on doit insérer ces deux sorts dans un sort d’exploration majeur. C’est important, sinon je ne vois pas comment on pourrait jamais repasser de l’autre côté. – Strange marqua une pause et regarda Childermass. – Vous me suivez ?