Mr Norrell avait davantage d’épines dans le cœur que Strange. Un gentleman du nom de Knight avait ouvert une école de magie dans Henrietta-street, à Covent-garden. Mr Knight n’était pas un praticien de la magie ni ne prétendait à ce statut. Sa réclame proposait aux jeunes messieurs : « Une Instruction complète dans la Théorie de la Magie et l’Histoire de la Magie Anglaise, fondée sur les principes qui ont guidé notre Premier Magicien, Mr Norrell, dans l’enseignement de son Illustre Élève, Jonathan Strange. » Mr Lascelles avait écrit à Mr Knight une lettre de protestation dans laquelle il affirmait que l’école de Mr Knight ne pouvait aucunement être fondée sur les susdits principes, puisque ceux-ci n’étaient connus que de Mr Norrell et de Mr Strange. Lascelles menaçait Mr Knight de dénoncer son imposture s’il ne démantelait pas immédiatement son école.
Mr Knight avait répondu par une lettre polie dans laquelle il exprimait un tout autre avis. Il affirmait, au contraire, que le système d’instruction de Mr Norrell était connu de tous. Il signalait à l’attention de Mr Lascelles la page 47 du numéro de l’automne 1810 des Amis de la magie anglaise, où Lord Portishead avait déclaré que les seuls fondements pour former d’autres magiciens approuvés par Mr Norrell étaient ceux posés par Francis Sutton-Grove. Mr Knight (qui se définissait comme un fervent admirateur de Mr Norrell) s’était procuré un exemplaire du De generibus artium magicarum anglorum de Sutton-Grove afin de l’étudier. Il profitait de l’occasion pour prier Mr Norrell de bien vouloir lui faire l’honneur de devenir répétiteur invité et de donner des conférences et ainsi de suite. Il s’était proposé d’instruire quatre jeunes gens ; néanmoins, devant l’affluence des candidatures, il avait été dans l’obligation de louer un autre local pour loger les futurs élèves et d’engager des professeurs pour les encadrer. D’autres écoles étaient en projet à Bath, Chester et Newcastle.
Les boutiques étaient presque pires que les écoles. Plusieurs établissements londoniens s’étaient lancés dans la vente de philtres, miroirs magiques et bassins d’argent qui, selon les fabricants, avaient été spécialement conçus pour y condenser des visions. Mr Norrell s’était démené pour mettre un terme à ce commerce, à grand renfort de diatribes dans Les Amis de la magie anglaise. Il avait persuadé les directeurs de toutes les autres publications de magie sur qui il exerçait quelque influence de publier des articles expliquant qu’il n’avait jamais existé de miroirs magiques, et que la magie pratiquée par des magiciens recourant à des miroirs (magie qui n’était, en tout cas, que de celles rarement approuvées par Mr Norrell) se pratiquait à l’aide de miroirs ordinaires. Les accessoires de magie continuaient toutefois à se vendre aussi vite que les commerçants pouvaient les placer sur leurs étagères ; certains d’entre eux envisageaient même de renoncer à leurs autres commerces pour dédier toute leur boutique aux oripeaux de la magie.
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La famille Greysteel
« Campo Santa Maria Zobenigo, Venise
Jonathan Strange à Sir Walter Pole
« Le 16 octobre 1816
« Nous avons quitté la terraferma à Mestre. Deux gondoles étaient à notre disposition. Miss Greysteel et sa tante devaient monter dans l’une, et le docteur et moi dans l’autre. Mais que mon italien eût manqué de clarté quand je me suis expliqué avec le gondoliero ou que la répartition des cartons et des malles de Miss Greysteel eût imposé un autre arrangement, je ne sais, rien ne s’est passé comme nous l’avions prévu. La première gondole s’éloigna doucement pour traverser la lagune avec tous les Greysteel à son bord, tandis que je me tenais encore sur la rive. Le Dr Greysteel passa la tête au-dehors et rugit des excuses, en brave homme qu’il était, avant que sa sœur ne l’obligeât à se rasseoir. L’incident était le plus trivial qui fût ; pourtant, je ne sais pourquoi, il me déconcerta et, pendant les quelques instants qui suivirent, je fus en proie aux inquiétudes et aux imaginations les plus morbides. Je regardai ma gondole. On a beaucoup glosé, je le sais, sur l’aspect funèbre de ces embarcations – qui tiennent à la fois du cercueil et de la barque. Cependant, une tout autre idée se présenta à mon esprit. Je songeai combien elles ressemblaient aux boîtes d’escamotage de mon enfance, peintes en noir, avec des rideaux également noirs – le genre de boîtes où les illusionnistes glissaient les mouchoirs, les pièces de monnaie et les médaillons des gens de la campagne. Parfois, ces objets ne réapparaissaient plus – ce dont les illusionnistes étaient toujours désolés – « … Les esprits-fées, monsieur, sont des êtres très volages et très contrariants ». Les nourrices et les filles de cuisine que j’ai connues quand j’étais enfant avaient toujours une tante qui connaissait une femme dont le fils du cousin germain avait été enfermé dans une telle boîte pour ne plus jamais reparaître. Planté sur le quai de Mestre, j’eus l’horrible pressentiment que, en arrivant à Venise, les Greysteel ouvriraient la gondole qui aurait dû m’y conduire et la trouveraient vide. Cette chimère s’était si puissamment emparée de moi que je ne pensai à rien d’autre pendant quelques instants. J’en eus vraiment les larmes aux yeux, ce qui, je pense, peut servir à montrer combien j’étais devenu nerveux. Il est risible qu’un homme se mette à redouter d’être sur le point de disparaître. C’était le soir, et nos deux gondoles étaient d’un noir d’encre et tout aussi mélancoliques. Le ciel, toutefois, était du bleu le plus froid, le plus clair qu’on pût imaginer. Il n’y avait pas de vent ou quasiment pas, et la mer reflétait le ciel. Immensités de paisible lumière froide dessus, immensités de paisible lumière froide dessous. Devant nous, la cité, elle, n’était illuminée ni par le ciel ni par la lagune, et semblait une vaste ribambelle de tours et de clochetons en ombres chinoises, toutes percées de minuscules lueurs et posées sur l’onde miroitante. Alors que nous entrions dans Venise, les flots se mirent à grouiller de débris et de détritus – éclats de bois, fétus de paille, peaux d’orange et trognons de chou. Je baissai les yeux et aperçus fugitivement – très fugitivement – une main fantomatique ; je crus vraiment que, du fond de l’eau sale, une femme tentait de se frayer un passage vers le jour. Ce n’était qu’un gant blanc, bien sûr, mais mon effroi, tant qu’il dura, fut très grand. Cependant, vous ne devez point vous tourmenter pour moi. Je suis très occupé à travailler au second tome de L’Histoire et la Pratique et, quand je ne travaille pas, je suis en général avec les Greysteel, qui forment un petit groupe tel que vous les aimez vous-même : gai, indépendant et cultivé. J’avoue être un peu inquiet de ne rien savoir encore de l’accueil qui a été réservé à mon premier tome. Je suis passablement certain qu’il sera un succès triomphal – je sais que, après l’avoir lu, N. est tombé par terre de jalousie, l’écume à la bouche –, je ne puis pourtant m’empêcher de regretter que personne ne me l’ait écrit. »
« Campo Santa Maria Zobenigo, Venise
Jonathan Strange à John Murray
« Le 27 octobre 1816
« … des agissements de Norrell par huit canaux différents. Oh, je pourrais être ulcéré ! Je pourrais, sans doute, m’user, user à la fois mes forces et ma plume dans une longue diatribe, mais dans quel but ? Je choisis de ne pas me laisser gouverner plus longtemps par cet impudent petit bonhomme. Je regagnerai Londres au début du printemps, ainsi que je me l’étais proposé, et nous préparerons une nouvelle édition. Nous prendrons des hommes de loi. J’ai mes amis, tout comme il a les siens. Qu’il explique à la barre (s’il l’ose !) pourquoi il pense que les Anglais sont devenus des enfants et ne savent plus ce que leurs aïeux savaient. Et s’il ose encore retourner sa magie contre moi, nous mettrons en œuvre quelque contre-magie, et nous verrons à la fin qui est le plus grand magicien de notre ère. Je crois, cher Monsieur Murray, que je ne saurais trop vous recommander de procéder à un plus gros tirage que le précédent – ce gâchis a été un des actes de magie les plus notoires de Norrell, et je suis convaincu que le public aimerait voir le livre qui l’y a conduit. À propos, quand vous imprimerez la nouvelle édition, il nous faudra y apporter des corrections ; il reste quelques horribles bourdes. Les chapitres 6 et 42 sont particulièrement fautifs… »