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Il exhuma un papier sur lequel il avait griffonné un sort. Il remuait les lèvres, comme font les magiciens pour réciter leurs formules magiques. Une fois son invocation terminée, Strange parcourut son réduit du regard, s’attendant à moitié à y trouver un nouveau venu. Mais qui que ce fût qu’il souhaitât voir, il ne vit personne ; il soupira, froissa le papier en boule et le lança à la tête de la statuette de bois. Puis il saisit un autre feuillet – y inscrivit quelques notes – consulta un de ses ouvrages – ramassa à terre le premier bout de papier – le déplia – l’étudia une demi-heure, se tirant les cheveux pendant tout ce temps, le froissa de nouveau et le jeta par la fenêtre.

Une cloche s’était mise à tinter quelque part. Le son, triste et solitaire, évoquait à celui qui l’entendait les étendues sauvages et désolées, les deux obscurs et le néant. Certaines de ces images avaient dû venir à l’esprit de Strange, car il devint distrait et marqua une pause pour jeter un regard par la fenêtre, comme pour se persuader que Venise ne s’était pas brusquement transformée en une ruine déserte et silencieuse. La vue extérieure montrait seulement l’affairement et l’animation habituelle. Le soleil illuminait les flots bleus. Le campo était bourré de monde : gentes dames vénitiennes qui affluaient à Santa Maria Zobenigo ; soldats autrichiens qui flânaient bras dessus, bras dessous, le regard à l’affût ; boutiquiers qui tentaient de leur vendre leurs marchandises ; garçons des rues qui se battaient et demandaient l’aumône ; chats vaquant à leurs secrètes occupations.

Strange retourna à sa tâche. Il ôta sa redingote, puis roula une de ses manches de chemise. Ensuite, il sortit de la pièce et revint avec un couteau et une petite cuvette blanche. Au moyen du couteau, il fit couler un peu de sang de son bras. Il posa la cuvette sur la table et scruta son contenu pour voir si celui-ci était suffisant, mais l’hémorragie avait dû l’affecter plus qu’il ne le croyait : dans un moment de faiblesse, il heurta la table et la cuvette tomba à terre. Il jura en italien (une bonne langue pour jurer !) et chercha des yeux autour de lui un moyen d’étancher le sang.

Par chance, un linge blanc roulé en boule était posé sur la table. C’était une chemise de nuit qu’Arabella avait confectionnée dans les premières années de leur mariage. Sans s’en rendre compte, Strange tendit la main. Il l’avait presque saisie, quand Stephen Black sortit des ténèbres pour lui donner un chiffon. Stephen accompagna son geste de cette légère courbette qui est une seconde nature chez un domestique stylé. Strange prit le chiffon et épongea le sang (avec peu d’efficacité), sans paraître s’apercevoir de la présence de Stephen dans la piéce. Stephen, quant à lui, ramassa la chemise de nuit, la défripa, la plia minutieusement et la posa avec soin sur un tabouret dans un coin.

Strange se renversa dans son fauteuil, cogna la partie blessée de son bras contre l’arête de la table, jura de plus belle et enfouit son visage dans ses mains.

— Que diable nous prépare-t-il ? demanda Stephen Black à voix basse.

— Oh, il tente de m’invoquer ! répondit le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon. Il aimerait me poser toutes sortes de questions sur la magie ! Mais il n’est pas nécessaire de chuchoter, mon cher Stephen. Il ne peut ni vous voir ni vous entendre. Ils sont si grotesques, ces pauvres magiciens anglais ! Ils ont l’art de compliquer les choses les plus simples. Je vous assure, Stephen, regarder ce bougre s’évertuer à pratiquer la magie, c’est comme de regarder un homme se mettre à table pour dîner avec sa redingote à l’envers, un bandeau sur les yeux et un seau sur la tête ! Quand m’avez-vous vu réaliser des tours aussi absurdes ? Faire couler mon propre sang ou griffonner des mots sur le papier ? Chaque fois que je désire faire quelque chose, je m’adresse simplement à l’air… ou aux pierres… ou au soleil… ou à la mer… ou à tout ce que vous voulez, et les prie poliment de m’aider. Mes alliances avec ces esprits puissants remontant à des millénaires, ils ne sont que trop contents de m’accorder ce que je leur demande.

— Je vois, dit Stephen. Cependant, même si ce magicien est ignorant, il n’en a pas moins réussi. Après tout, monsieur, vous êtes là, n’est-ce pas ?

— Oui, sans doute, répondit le gentleman d’un ton irrité. N’empêche, la magie qui m’a amené jusqu’ici est maladroite et inélégante ! D’ailleurs, à quoi cela l’avance-t-il ? À rien ! Il ne me plaît pas de me montrer à lui, et il ne connaît aucune magie pour déjouer ce refus. Stephen ! Vite ! Tournez les pages de ce livre ! Il n’y a pas de courant d’air en ce lieu et cela le plongera dans un abîme de perplexité. Ha ! Voyez comme son regard est fixe ! Il soupçonne à demi notre présence, mais il ne peut nous voir. Ha, ha ! Comme il prend la mouche ! Pincez-lui fort le cou ! Il croira que c’est un moustique !

52

La vieille lady du Cannaregio

Fin de novembre 1816

Quelque temps avant son départ d’Angleterre, le Dr Greysteel avait reçu une lettre d’un ami d’Écosse qui le suppliait, au cas où il devrait pousser jusqu’à Venise, de bien vouloir rendre visite à une certaine vieille lady qui y résidait. Ce serait, écrivait son ami écossais, un acte de charité, étant donné que cette vieille lady, autrefois riche, était désormais indigente. Le Dr Greysteel croyait se rappeler avoir jadis entendu raconter qu’elle était d’un étrange lignage mêlé – en l’occurrence mi-écossais, mi-espagnol ou peut-être mi-irlandais, mi-israélite.

Le Dr Greysteel avait toujours compté s’acquitter de sa mission. Néanmoins, entre les auberges et les équipages, les soudains déménagements et changements de plan, il s’était aperçu, à son arrivée à Venise, qu’il ne pouvait plus mettre la main sur ladite lettre et ne conservait plus un souvenir très net de son contenu. Il n’avait pas non plus noté ailleurs le nom de la lady ; il n’avait qu’un petit bout de papier sur lequel était indiquée l’adresse où la trouver.

La tante Greysteel dit que, dans des circonstances aussi défavorables que celles-ci, ils feraient mieux d’envoyer à la vieille lady un billet pour l’avertir de leur intention de se rendre chez elle. Bien que, assurément, ajoutait-elle, cela paraîtrait très singulier qu’ils ne sachent pas son nom ; sans aucun doute, elle les prendrait pour une triste engeance de négligents. L’air mal à l’aise, le Dr Greysteel eut beau faire la moue et s’agiter, il ne put imaginer de meilleur plan ; ils rédigèrent donc séance tenante leur billet et le confièrent à leur logeuse afin qu’elle pût le faire porter tout de suite à la vieille lady.

À ce moment-là survint la première bizarrerie de cette histoire ; la logeuse, en effet, étudia l’adresse, fronça les sourcils, puis – pour des raisons qui échappèrent en partie au Dr Greysteel – l’envoya à son beau-frère, sur l’île de Giudecca.

Quelques jours plus tard, ce beau-frère, un élégant petit homme de loi vénitien, vint présenter ses respects au Dr Greysteel. Il avisa ce dernier qu’il avait fait porter le billet, conformément à ses instructions, mais le bon docteur devait savoir que la vieille lady vivait dans ce quartier de la ville qui s’appelait Cannaregio, dans le ghetto juif. Le billet avait été confié aux soins d’un vénérable monsieur israélite. Il n’y avait pas eu de réponse. Comment le Dr Greysteel souhaitait-il procéder ? Le petit homme de loi vénitien était heureux de servir le Dr Greysteel dans la mesure de ses moyens.

En fin d’après-midi, Miss Greysteel, la tante Greysteel, le Dr Greysteel et l’homme de loi (qui s’appelait Signor Tosetti) traversèrent la ville en gondole – ce quartier qu’on appelle Saint-Marc, où ils aperçurent hommes et femmes qui se préparaient aux réjouissances de la nuit –, dépassèrent le débarcadère de Santa Maria Zobenigo, où Miss Greysteel se retourna pour épier une lucarne éclairée à la bougie, qui eût pu être celle de Jonathan Strange, et laissèrent derrière eux le Rialto, où la tante Greysteel se répandit en soupirs et en exclamations désapprobatrices, en regrettant de ne pas voir davantage de chaussures aux pieds des enfants.