Ils descendirent de leur gondole au Ghetto Nuevo. Bien que toutes les maisons de Venise fussent singulières et anciennes, celles du Ghetto semblaient encore plus anciennes et plus singulières. Comme si la bizarrerie et l’Antiquité étaient deux des matières dont ce peuple mercantile faisait le commerce et avec lesquelles il avait bâti ses maisons. Toutes les rues de Venise étaient mélancoliques ; ces rues-là, pourtant, dégageaient une mélancolie particulière. Comme si la tristesse des Juifs et celle des Gentils étaient le fruit de recettes différentes. Les maisons étaient pourtant très sobres, et la porte à laquelle le Signor Tosetti toqua était assez noire et assez modeste pour convenir à n’importe quel temple quaker d’Angleterre.
Un valet de chambre vint leur ouvrir et les introduisit dans un salon obscur, lambrissé d’une vieille boiserie desséchée qui ne sentait rien tant que la mer.
Une porte de ce salon était restée entrouverte. De sa place, le Dr Greysteel apercevait de vieux livres dépenaillés, reliés en maroquin, des chandeliers d’argent qui avaient poussé davantage de branches que les chandeliers anglais n’en poussent en général, de mystérieux coffrets en bois poli, toutes choses que le Dr Greysteel supposait être liées à la confession du monsieur israélite. Une marionnette ou un pantin, de la taille et de la carrure d’un homme, aux mains et aux pieds énormes, habillé en femme, avec la tête qui pendait sur la poitrine de sorte que son visage demeurait invisible, était accroché au mur.
Le valet de chambre franchit cette porte pour parler à son maître. Le Dr Greysteel chuchota à sa sœur que le valet avait l’air plutôt convenable. Oui, accorda la tante Greysteel, hormis qu’il ne portait pas de livrée. La tante Greysteel ajouta qu’elle avait souvent remarqué que les valets étaient toujours sujets à se présenter en manches de chemise et qu’il arrivait souvent, si leurs maîtres étaient célibataires, que rien ne fût fait pour corriger cette mauvaise habitude. La tante Greysteel ne comprenait pas la raison de cet état de fait, elle subodorait que le gentleman israélite était veuf.
— Oh ! s’exclama le Dr Greysteel, jetant un œil par la porte entrouverte. Nous l’avons dérangé en plein repas.
Le vénérable gentleman israélite, qui portait une redingote noire poussiéreuse, avait une grande barbe grise frisée, les cheveux blancs et une calotte noire sur le haut du crâne, était assis à une longue table dressée d’une nappe blanche immaculée, dont il avait glissé tout un pan dans le col de sa tenue de cérémonie en guise de serviette.
La tante Greysteel, très choquée que le Dr Greysteel espionnât leur hôte par l’entrebâillement de la porte, tenta bien de l’en empêcher en le piquant de son ombrelle. Mais le Dr Greysteel était venu en Italie pour se repaître les yeux de tout ce qu’il pouvait et ne voyait aucune raison de faire une exception pour les gentlemen israélites en leurs appartements privés.
Ce gentleman israélite particulier ne paraissait pas disposé à interrompre son dîner pour recevoir une famille anglaise inconnue ; il eut l’air de dicter au valet la nature de sa réponse.
Le valet revint parler avec le Signor Tosetti ; quand il eut fini, le Signor Tosetti s’inclina bien bas devant la tante Greysteel et expliqua que le nom de la lady qu’ils cherchaient était Delgado et qu’elle logeait tout en haut de la maison. Le Signor Tosetti était un tantinet agacé qu’aucun des domestiques du gentleman israélite ne parût prêt à leur montrer le chemin et à les annoncer ; cependant, ils formaient un groupe de hardis aventuriers, pour reprendre ses termes, et étaient sûrement capables de trouver leur chemin jusqu’en haut d’un escalier.
Le Dr Greysteel et le Signor Tosetti se munirent chacun d’une chandelle. L’escalier montait en colimaçon dans les ténèbres. Ils passèrent devant de nombreuses portes qui, bien qu’assez imposantes, avaient un étrange aspect rabougri – car, afin de loger tous leurs habitants, les maisons du Ghetto avaient été construites aussi hautes et étaient pourvues d’autant d’étages que les propriétaires l’avaient osé et, en compensation, tous les plafonds étaient assez bas. Au début, ils percevaient des bruits de voix derrière ces portes ; à hauteur d’une d’elles, ils entendirent un homme psalmodier une mélopée lugubre dans une langue inconnue. Puis ils arrivèrent devant des portes qui ouvraient seulement sur les ténèbres : un courant d’air froid et moisi sortait de chacune. La dernière, toutefois, était fermée. Ils frappèrent ; personne ne répondit. Ils crièrent qu’ils venaient présenter leurs respects à Mrs Delgado. Toujours pas de réponse. Puis, la tante Greysteel arguant qu’il était stupide de venir d’aussi loin pour repartir bredouille, ils poussèrent le battant et entrèrent.
La pièce – à peine plus que des combles – montrait toute la misère que la vieillesse et l’extrême dénuement pouvaient créer. Elle ne contenait rien qui ne fût brisé, ébréché ou déchiré. Tous les coloris s’étaient fanés ou obscurcis, bref avaient fait leur possible pour devenir gris. Une unique lucarne était ouverte sur l’air nocturne et montrait la lune, bien que ce fût un brin surprenant que celle-ci, avec sa face et ses doigts d’un blanc éclatant, condescendît à faire une apparition dans cette petite mansarde sale.
Cependant, ce n’était pas là ce qui donnait au Dr Greysteel cet air si alarmé, l’incitait à tirer sur sa cravate, à rougir et pâlir tour à tour et à aspirer de grandes goulées d’air. S’il y avait une chose que le Dr Greysteel détestait par-dessus tout, c’étaient les chats. Or la pièce était pleine de chats.
Et au milieu des chats trônait une personne très menue, dans un fauteuil de bois poussiéreux. Heureusement, ainsi que l’avait signifié le Signor Tosetti, les Greysteel étaient tous de hardis aventuriers, car la vue de Mrs Delgado eût pu choquer quelque peu les natures impressionnables. En effet, bien qu’elle se tînt très droite – on eût presque cru qu’elle était en suspens, dans l’attente – elle présentait tant de stigmates et de défigurements du grand âge qu’elle perdait toute parenté avec les êtres humains pour commencer à ressembler à d’autres ordres d’êtres vivants. Ses bras reposaient sur ses genoux, si extraordinairement constellés de taches brunes qu’ils évoquaient des poissons. Sa peau était du blanc quasi transparent des vieillards, aussi fine et ridée qu’une toile d’araignée, avec des veines bleues et noueuses.
Elle ne se leva pas à leur entrée, ni ne donna aucun signe qu’elle eût remarqué leur présence. Peut-être ne les entendit-elle pas. Car, bien que la chambre fût silencieuse, le silence d’un demi-cent de chats est chose particulière. Pareil à cinquante silences particuliers, tous empilés les uns sur les autres.
Les Greysteel et le Signor Tosetti, étant des gens pragmatiques, s’assirent donc dans la misérable soupente, et la tante Greysteel, avec son aimable sourire et son souci que tout le monde fût à son aise, commença à rendre leurs civilités à la vieille lady.
— J’espère, ma chère madame Delgado, que vous nous pardonnerez cette intrusion. Ma nièce et moi-même souhaitions avoir l’honneur de vous saluer. – La tante Greysteel se tut au cas où la vieille lady désirerait répondre, mais celle-ci ne souffla mot. – Quel emplacement bien aéré vous avez là, chère madame ! Une de mes amies les plus chères – Miss Whilesmith – loge dans une chambre tout en haut d’une maison de Queen’s-square, à Bath, une chambrette rappelant un peu la vôtre, madame Delgado, et elle affirme qu’en été elle ne la changerait pas pour la plus belle demeure de la ville, car elle reçoit les brises dont personne d’autre ne profite et reste au frais alors que les personnalités étouffent dans leurs riches appartements. Son seul sujet de plainte, c’est que la jeune fille du deuxième étage sur cour pose des bouilloires brûlantes dans l’escalier – ce qui, comme vous le savez, madame Delgado, peut être extrêmement déplaisant si d’aventure vous butez contre l’une d’elles. Votre escalier offre-t-il de graves inconvénients, madame ?