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— À rien sauf à vous regarder d’un air hautain, acquiesça Strange. Ce qui présente une certaine utilité morale, selon moi ; ils vous mettent mal à l’aise et vous incitent à de graves réflexions sur vos défauts.

La drôle d’aventure des Greysteel avait alimenté la conversation depuis qu’ils s’étaient mis à table.

— Flora, ma chère, intervint tante Greysteel, Mr Strange va commencer à penser que nous n’avons pas d’autre sujet de causerie.

— Oh ! Ne vous tourmentez pas pour moi, se récria Strange. Par un fait curieux, nous, les magiciens, collectionnons les curiosités, savez-vous.

— Pourriez-vous la guérir avec votre magie, monsieur Strange ? s’enquit Miss Greysteel.

— Guérir la folie ? Non. Bien que ce ne soit pas faute d’avoir essayé. Une fois, on m’a demandé de me rendre chez un vieux monsieur à l’esprit égaré pour voir en quoi je pouvais le soulager. Je crois avoir jeté des charmes plus forts en cette occasion qu’en aucune autre. Pourtant, à la fin de ma visite, il était plus fou que jamais.

— Mais il existe peut-être un secret pour guérir la folie, n’est-ce pas ? s’impatienta Miss Greysteel. Si je puis me permettre, les magiciens auréats en ont peut-être eu un.

Miss Greysteel commençait à s’intéresser à l’histoire de la magie, et sa conversation, à cette époque, était émaillée de mots comme « auréat » ou « argentin ».

— C’est possible, répondit Strange. Si tel est le cas, cependant, la formule s’est perdue depuis des siècles.

— Se serait-elle perdue depuis mille ans que ce ne serait pas nécessairement un obstacle pour vous, j’en suis certaine. Vous nous avez relaté des douzaines d’exemples de charmes qu’on croyait perdus et que vous avez su retrouver.

— C’est vrai, mais en général je savais vaguement par où commencer. Je n’ai jamais eu vent d’un seul cas de guérison de folie par un magicien auréat. Leur attitude à l’endroit de la folie semble avoir été tout à fait différente de la nôtre. Ils considéraient les fous comme des visionnaires et des prophètes, et écoutaient leurs divagations avec la plus grande attention.

— Comme c’est étrange ! Et pourquoi ?

— Mr Norrell croyait que cela avait un rapport avec l’indulgence que les fées éprouvent pour les fous… Cela, et le fait que les fous peuvent comme nul autre pareil sentir les esprits-fées – Strange marqua un silence. Vous dites que cette vieille lady est complètement folle ? reprit-il.

— Oh, oui ! Je vous crois.

Au salon, après dîner, le Dr Greysteel s’endormit profondément dans son fauteuil. La tante Greysteel piquait du nez dans le sien, se réveillant de temps à autre pour s’excuser de sa somnolence avant de s’assoupir aussitôt de nouveau. Miss Greysteel put donc s’entretenir en tête à tête avec Strange pendant le restant de la soirée. Elle avait bien des choses à lui dire. Sur son conseil, elle avait lu récemment Une histoire du roi Corbeau enfant et souhaitait interroger son interlocuteur sur ce sujet. Toutefois, il paraissait distrait et elle eut plusieurs fois le sentiment désagréable qu’il ne l’écoutait point.

Le lendemain, les Greysteel visitèrent l’Arsenal et furent saisis d’admiration devant sa mélancolie et sa grandeur ; ils flânèrent une heure ou deux dans les boutiques de souvenirs, dont les commerçants étaient presque aussi pittoresques et vieillots que leurs curiosités, et dégustèrent des glaces dans une pâtisserie proche de l’église San Stefano. Strange avait été convié à toutes les réjouissances de la journée. Tôt le matin, cependant, la tante Greysteel avait reçu un bref billet où il lui faisait ses compliments et la remerciait, mais il était tombé tout à fait par hasard sur une nouvelle piste dans son enquête et n’osait s’en écarter. «… Et puis les savants, comme vous le savez par l’exemple de votre propre frère, sont les êtres les plus égoïstes de la création, convaincus qu’ils sont que leur attachement à leurs travaux peut tout excuser… » Il n’apparut pas davantage le surlendemain, jour où ils visitèrent la Scuola di Santa Maria della Carità. Ni non plus le jour suivant, où ils se rendirent en gondole à Torcello, une île solitaire envahie de roseaux et ensevelie sous des brumes grises, où la première cité de Venise avait été construite et avait prospéré, avant d’être désertée et de tomber en ruine, voilà de cela très, très longtemps.

Bien que Strange, occupé à sa magie, se tînt reclus dans ses appartements non loin de Santa Maria Zobenigo, le Dr Greysteel se voyait épargner le grand tourment de l’absence de son ami grâce à la fréquence avec laquelle son nom était cité entre eux trois. Si les Greysteel longeaient le Rialto – et si la vue du pont incitait le Dr Greysteel à évoquer Shylock, Shakespeare et la condition du théâtre moderne – alors le bon docteur était sûr de profiter des opinions de Strange sur tous ces sujets, car Miss Greysteel les connaissait toutes et pouvaient les soutenir avec autant d’ardeur que les siennes propres. Si, dans une petite échoppe, les Greysteel étaient frappés par un tableau d’un drôle d’ours dansant, cela servait seulement à Miss Greysteel de prétexte pour parler à son père d’une relation de Mr Strange qui possédait un ours brun empaillé dans une vitrine. Si les Greysteel mangeaient du mouton, alors Miss Greysteel était sûre de se souvenir d’une circonstance que Mr Strange lui avait signalée, où il avait déjeuné de mouton à Lyme Régis.

Le soir du troisième jour, le Dr Greysteel envoya une missive à Strange pour lui proposer de prendre un café et un verre de liqueur italienne en sa compagnie. Ils se retrouvèrent au Florian peu après six heures.

— Je suis content de vous voir, dit le Dr Greysteel. Vous paraissez un peu pâle. Pensez-vous à manger ? À dormir ? À prendre de l’exercice ?

— Je pense avoir mangé aujourd’hui, répondit Strange, bien que je n’arrive pas à me rappeler quoi.

Ils discutèrent un moment de choses et d’autres, mais Strange avait l’esprit ailleurs. À plusieurs reprises il répondit au Dr Greysteel au petit bonheur la chance. Puis, avalant le reste de sa grappa, il tira son oignon de sa poche et dit :

— J’espère que vous voudrez bien me pardonner, il faut que je me sauve. J’ai un engagement. Alors, je vous souhaite le bonsoir.

Un tantinet surpris par cette dérobade, le Dr Greysteel ne put s’empêcher de se demander quel type d’engagement ce pouvait être. Un individu avait la possibilité de mal se conduire partout dans le monde. Le Dr Greysteel avait cependant l’impression qu’on se comportait peut-être plus mal à Venise qu’ailleurs, et qu’on s’y laissait aller peut-être aussi plus souvent. Aucune autre cité au monde n’était aussi attachée à fournir l’occasion de toutes sortes d’écarts ; or il se trouvait, à cette époque, que le Dr Greysteel avait particulièrement à cœur que Strange eût une réputation au-dessus de tout soupçon. Aussi s’enquit-il, de l’air le plus dégagé qui fût, s’il avait rendez-vous avec Lord Byron.

— Certes, non. À dire vrai… – Strange étrécit ses yeux et prit un ton confidentiel. – Je crois avoir trouvé quelqu’un pour m’aider.

— Votre garçon-fée ?

— Non, un autre être humain. Cette collaboration m’inspire de grandes espérances. Pourtant, je ne suis pas tout à fait sûr de la manière dont l’autre personne accueillera mes propositions. Vous comprendrez qu’en pareilles circonstances je ne tienne pas à la faire attendre.

— Certes, non ! s’écria le Dr Greysteel. Allez-y ! allez-y !

Strange s’éloigna et se fondit dans les nombreuses silhouettes noires de la piazza, aux têtes inexpressives et tout aussi noires, pour traverser en hâte la face lunaire de Venise. La lune elle-même était enchâssée dans d’énormes architectures nuageuses, si bien qu’il semblait y avoir dans le ciel une autre cité éclairée par la lune, dont la grandeur rivalisait avec celle de Venise et dont les immenses palais et rues s’écroulaient et tombaient en ruine, comme si un esprit d’humeur fantasque l’avait disposée là pour moquer le lent déclin de la première.