Voilà qui était un tantinet déconcertant.
« Le seul problème avec une teinture, se dit-il, c’est qu’il est vraiment très difficile de juger quand ses effets se seront dissipés. Je n’y avais jamais songé auparavant. Je suppose que je devrais attendre un jour ou deux avant de réessayer. »
À midi toutefois, l’impatience l’emporta chez lui. Il se sentait mieux. Il était enclin à penser que les êtres n’avaient pas de bougie dans le crâne. « De toute façon, conclut-il, peu me chaut. La question n’a aucun rapport avec ma présente entreprise. » Il versa encore neuf gouttes de teinture dans un verre de Vin Santo et but le breuvage d’un trait.
Immédiatement, il eut la conviction que tous les placards de la maison étaient remplis d’ananas. Il était certain qu’il y en avait d’autres sous son lit, ainsi que sous la table. Il était si alarmé à cette pensée qu’il en eut des sueurs froides et fut obligé de s’asseoir par terre. Toutes les maisons et tous les palazzi de la ville étaient remplis d’ananas et dehors, dans les rues, les passants portaient aussi des ananas, cachés sous leurs habits. Il sentait l’ananas partout, une odeur à la fois âcre et sucrée.
Peu après, on frappait à sa porte. Il fut surpris de voir que le soir était déjà tombé et la pièce obscure. On frappa de nouveau. Son logeur se tenait sur le seuil. Il lui parlait, sans que Strange le comprenne car l’autre avait un ananas dans la bouche. Comment était-il parvenu à y introduire le fruit entier, Strange ne pouvait l’imaginer. Des feuilles vertes et hérissées émergeaient peu à peu de ses lèvres, puis repartaient en arrière quand il parlait. Strange se demanda s’il ne devait pas aller chercher un couteau ou un crochet pour tenter de dégorger l’ananas, au cas où son logeur risquait de s’étouffer. Pourtant, en même temps, il n’en avait cure. « Après tout, songea-t-il avec une légère irritation, c’est sa faute. Il l’a mis là où il est. »
Le lendemain, au café au coin de la Calle de la Cortesia, un des garçons découpait un ananas. Recroquevillé sur son café, Strange frissonna à cette vision.
Il avait découvert qu’il était plus facile – bien plus facile qu’on ne l’eût cru – de se rendre fou, mais, à l’instar de toutes les autres, cette magie était pleine d’obstacles et de frustrations. Cependant, s’il réussissait à invoquer le garçon-fée (ce qui ne semblait guère vraisemblable), il ne serait pas en état de lui parler. Tous les ouvrages qu’il avait lus sur le sujet recommandaient aux magiciens de se tenir sur leurs gardes lorsqu’ils avaient affaire aux fées. Au moment où il aurait eu besoin de sa présence d’esprit, il n’en avait presque plus.
« Comment suis-je censé l’impressionner avec la supériorité de ma magie si je suis seulement capable de radoter sur les ananas et les chandelles ? » se tracassait-il.
Il passa la journée à faire les cent pas dans sa chambre, s’arrêtant de temps à autre pour griffonner des notes sur des fragments de papier. Quand le soir vint, il consigna un charme pour invoquer les fées et le posa sur la table. Après quoi il compta quatre gouttes de teinture dans un verre d’eau et but le mélange.
Cette fois, la teinture produisit sur lui un effet complètement différent. Il n’était plus assailli de certitudes ou de craintes particulières. En fait, à maints égards, il se sentait mieux qu’il ne s’était senti depuis longtemps : plus posé, plus calme, moins tourmenté. Il s’avisa qu’il ne se souciait plus beaucoup de magie. Des portes claquèrent dans son esprit. Il partit à l’aventure dans des coins et recoins de lui-même qu’il n’avait pas revus depuis des années. Pendant les dix ou vingt premières minutes, il redevint l’homme qu’il avait été à vingt ou vingt-deux ans ; après cela, il fut quelqu’un d’entièrement autre. Quelqu’un qu’il avait toujours eu le pouvoir d’être, mais n’était jamais devenu pour diverses raisons.
Après la prise de la teinture, son premier désir fut d’aller à un Ridótto. Il lui paraissait grotesque d’être à Venise depuis le début d’octobre et de ne jamais en avoir visité un. Un coup d’œil à sa montre de gousset lui apprit qu’il n’était que huit heures.
— Beaucoup trop tôt ! lança-t-il à la cantonade.
D’humeur loquace, il chercha des yeux un confident. Faute de mieux, il s’adressa à la petite statue de bois posée dans un coin.
— Il n’y aura personne d’intéressant à voir avant deux ou trois heures encore, lui déclara-t-il.
Pour tuer le temps, il songea à aller trouver Miss Greysteel.
— Sa tante et son père seront là, j’imagine. – Il émit un petit son irrité. – Voilà qui est fâcheux ! Pourquoi les jolies femmes ont-elles toujours une telle foule de parents ! – Il se regarda dans la glace. – Mon Dieu ! Ce jabot a l’air d’avoir été noué par un paysan.
Il passa la demi-heure suivante à nouer et renouer son jabot jusqu’à ce qu’il fût satisfait. Puis il s’avisa que ses ongles étaient trop longs pour son goût et pas particulièrement nets. Il alla chercher une paire de ciseaux pour les tailler.
Les ciseaux étaient posés sur la table. Et autre chose à côté.
— Qu’avons-nous là ? s’exclama-t-il. Des feuillets ! Des feuillets couverts de formules magiques ! – Cette idée lui parut des plus divertissantes. – Tu sais, c’est très bizarre, dit-il, toujours à l’adresse de la petite statue de bois, je connais l’individu qui en est l’auteur ! Il a pour nom Jonathan Strange… Et maintenant que j’y pense, je crois que ces livres lui appartiennent. – Il se replongea dans sa lecture. – Ha ! Tu ne devineras jamais à quelle ineptie il se livre à présent ! Jeter des sorts pour invoquer les fées ! Ha, ha ! Il prétend qu’il le fait pour s’attacher un serviteur-fée et servir la cause de la magie anglaise. En réalité, il n’a qu’un but, terrifier Gilbert Norrell ! Il a parcouru des centaines de milles pour atteindre la ville la plus somptueuse du monde, et seul l’avis d’un vieux Londonien l’intéresse ! Quel ridicule !
Dégoûté, il reposa la feuille de papier et prit les ciseaux. Il se retourna et évita de justesse de cogner quelque chose de la tête.
— Que diable… ? commença-t-il.
Un ruban noir pendait du plafond. Au bout étaient accrochés quelques os minuscules, une fiole d’un liquide sombre – du sang, peut-être – et un fragment de papier couvert de signes, le tout attaché ensemble. La longueur du ruban était telle qu’une personne se déplaçant dans la pièce était quasi certaine de le heurter tôt ou tard. Strange secoua la tête avec incrédulité devant la stupidité de certains. Adossé à la table, il entreprit de se couper les ongles.
Quelques minutes s’écoulèrent.
— Il avait une femme, tu sais, expliqua-t-il à la statuette de bois, approchant la main de la lumière de la bougie pour examiner ses ongles. Arabella Woodhope. La plus charmante demoiselle du monde. Mais elle est morte. Morte, tout ce qu’il y a de plus morte. – Il saisit un polissoir sur la table et se mit à se polir les ongles. – Au fait, j’y pense, n’étais-je pas amoureux d’elle ? Je crois que si. Elle avait la manière la plus exquise de prononcer mon nom et de sourire en même temps. Chaque fois j’en avais un coup au cœur. – Il eut un rire. – Tu sais, c’est vraiment on ne peut plus ridicule, mais je ne me rappelle plus comment je m’appelle. Laurence ? Arthur ? Frank ? Je regrette qu’Arabella ne soit plus là. Elle le saurait. Et elle me le dirait ! Ce n’est pas une de ces femmes qui tourmentent les hommes et insistent pour tout tourner en dérision longtemps après que cela n’amuse plus personne. Par Dieu, je regrette vraiment qu’elle ne soit pas là ! J’ai mal là. – Il se tapota le cœur. – Et une tension brûlante là-dedans. – Il se tapota le front. – Une demi-heure d’entretien avec Arabella porterait remède à mes indispositions, j’en suis certain. Peut-être devrais-je appeler ce garçon-fée pour lui demander de me l’amener ici. Les fées peuvent invoquer les morts, n’est-il pas ? – Il reprit le charme sur la table et le relut. – C’est simple comme bonjour. Il n’y a rien de plus simple au monde.