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— En fait, non, répondit Strange, surpris. Je n’ai rien de cette sorte.

Le gentleman fronça le sourcil. Il examina de près d’abord un pot de chambre à demi dissimulé sous le lit, ensuite un anneau de deuil orné d’une miniature d’ange sur ivoire et, enfin, un pot de céramique peinte, ayant jadis contenu des prunes et des abricots confits.

— Peut-être l’avez-vous trouvé par accident ? demanda-t-il. De tels objets peuvent être très puissants, même si le magicien ignore leur présence.

— Je ne crois vraiment pas, insista Strange. Ce pot, par exemple, a été acheté chez un confiseur de Gênes. Il en avait des douzaines en boutique, tous exactement pareils. Je ne vois pas pourquoi l’un serait magique et les autres non.

— Non, certes, acquiesça le gentleman. Et il semble n’y avoir ici rien que les objets habituels. J’entends par là, s’empressa-t-il d’ajouter, ceux que je m’attendais à trouver dans les appartements d’un magicien de votre génie.

Un bref silence s’écoula.

— Vous ne donnez pas de réponse à mon offre, reprit Strange. Vous êtes indécis en attendant de mieux me connaître. Il doit en être ainsi. Dans un ou deux jours, j’aurai l’honneur de solliciter de nouveau votre compagnie, et nous parlerons davantage.

— Cela a été un échange des plus captivants ! se récria le gentleman.

— Le premier d’une longue série, j’espère, rétorqua poliment Strange, avant de s’incliner.

Le gentleman s’inclina à son tour.

Puis Strange délivra le gentleman de son sort d’invocation et ce dernier disparut promptement.

La fièvre de Strange était immense. Il songea qu’il devrait s’asseoir pour rédiger des notes sensées et savantes sur ce qu’il avait vu, mais il avait du mal à se retenir de danser, de rire et de taper dans ses mains. Il exécuta plusieurs pas d’une danse folklorique, et si la statuette n’avait pas été fixée par les pieds à sa colonne de bois, il en eût fait certainement sa cavalière et eût tournoyé avec elle autour de la pièce.

Quand son envie de danser lui eut passé, il fut grandement tenté d’écrire à Norrell. Il finit par se poser et commença une missive triomphante et pétrie de sarcasmes. (« Vous serez sans doute ravi d’apprendre… ») Ensuite, il se ravisa. « Cela l’incitera seulement à faire disparaître ma maison ou un tour dans ce genre. Ha ! Quelle sera sa fureur quand je rentrerai en Angleterre ! Il me faut publier les nouvelles dès mon retour. Je n’attendrai pas le prochain numéro du Fabulus. Cela prendrait trop de temps. Murray va se plaindre, mais je n’y puis rien. Le Times serait préférable. Je me demande bien ce qu’il entendait par toutes ces sottises sur les anneaux de pouvoir et les pots de chambre. J’imagine qu’il cherchait à s’expliquer comment j’avais réussi à l’appeler. »

Dans l’ensemble, il n’aurait pu être plus content de lui s’il avait invoqué John Uskglass en personne et avait eu une demi-heure d’aimable entretien avec lui. Le seul point inquiétant de toute l’affaire était le souvenir – qui lui revenait par bribes – de la forme que sa folie avait prise cette fois-ci. « À croire que je m’étais transformé en Lascelles ou Drawlight ! Quelle horreur ! »

Le lendemain matin, Stephen Black avait une affaire à conduire pour le compte de Sir Walter. Il rendit visite à un banquier de Lombard-street, parla à un portraitiste de Little-Britain, donna des instructions à une femme de Fetter-lane pour une robe destinée à Lady Pole. La démarche suivante le menait dans le cabinet d’un avocat. Il tombait une neige molle et lourde. Tout autour de lui résonnaient les bruits ordinaires de la City : les ébrouements et les piaffements des chevaux, le fracas des voitures, les cris des vendeurs ambulants, les claquements de portes et le crissement des pas sur le sol enneigé.

Il se tenait au coin de Fleet-street et de Mitre-court. Il venait de tirer sa montre de gousset (un cadeau du gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon), quand tout le vacarme environnant s’interrompit, comme sous la lame d’un couteau. Un moment, il eut l’impression d’être frappé de surdité. Mais, avant d’avoir le temps de s’alarmer, il se retourna et s’aperçut que ce silence soudain n’était pas l’unique bizarrerie. La rue était soudain déserte ; il n’y avait plus de passants, plus de chats, de chiens, de chevaux, ni d’oiseaux. Tout le monde avait disparu.

Et la neige ! C’était là le plus étrange de tout. Elle flottait, en suspens dans les airs, en énormes flocons blancs et mous, gros comme des souverains.

« Encore de la magie ! » songea-t-il, dégoûté.

Il descendit un peu Mitre-court, en inspectant les devantures des boutiques. Les lampes étaient toujours allumées ; des marchandises s’entassaient ou étaient éparpillées sur les comptoirs : soies, tabac, partitions… Des feux brûlaient encore dans les âtres, mais leurs flammes étaient figées. En regardant derrière lui, il découvrit qu’il avait creusé une sorte de tunnel dans la dentelle à trois dimensions de la neige. De tous les événements étranges qu’il avait connus dans son existence, celui-ci était de loin le plus étrange.

Surgie du néant, une voix s’écria avec fureur :

— Je me croyais pourtant à l’abri de lui ! Quels tours peut-il donc utiliser ?

Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon apparut soudain devant Stephen, le visage enflammé et les yeux étincelants.

Stephen eut un tel choc qu’il crut un instant défaillir. Pourtant, sachant combien le gentleman prisait le calme et le flegme, il dissimula sa frayeur du mieux qu’il put et hoqueta :

— À l’abri de qui, monsieur ?

— Voyons, du magicien, Stephen ! Du magicien ! Je pensais qu’il avait acquis quelque objet susceptible de lui révéler ma présence. Mais je n’ai rien pu dénicher dans ses appartements et il m’a juré ne rien posséder de tel. Juste afin de m’en assurer, j’ai fait le tour du globe dans l’heure pour examiner tous les anneaux de pouvoir, le moindre calice ou poivrier magique. Il n’en manquait aucun. Ils se trouvent tous à l’endroit exact où je pensais qu’ils étaient.

De ces explications incomplètes, Stephen déduisit que le magicien avait réussi à invoquer le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon et à s’entretenir avec lui.

— Monsieur, certainement, à une époque vous vouliez bien aider les magiciens dans leur magie et gagner leur gratitude. C’est ainsi que vous avez fini par sauver Lady Pole, n’est-il pas ? Vous allez peut-être vous apercevoir que cela vous agrée plus que vous ne pensez.

— Oh, peut-être ! Cependant je n’en crois rien. Puisque je vous dis, Stephen, que, mis à part le désagrément de le voir m’appeler chaque fois que cela lui plaît, ce fut la demi-heure la plus ennuyeuse que j’ai passée depuis de longues éternités ! Je n’ai jamais entendu quelqu’un s’épancher autant ! Il est l’être le plus prétentieux de ma connaissance. Les personnages de cette sorte, qui parlent continuellement sans prendre le temps d’écouter les autres, m’écœurent totalement.

— Oh, certes, monsieur ! C’est on ne peut plus vexant. Et si je puis me permettre, étant donné que vous serez occupé avec votre magicien, nous aurons à différer mon couronnement ?

Le gentleman prononça quelques paroles bien senties dans sa propre langue – un juron, probablement.

— Je crois que vous avez raison… Et cela m’irrite davantage que tout le reste mis ensemble ! – Il réfléchit un moment. – Enfin, ce n’est peut-être pas aussi détestable que nous le craignons. Ces magiciens anglais sont généralement des sots. D’ordinaire, ils veulent les mêmes choses. Les plus pauvres désirent des provisions sans fin de navets ou de porridge, les riches veulent encore plus de richesses ou étendre leur pouvoir au monde entier, et les jeunes rêvent de l’amour de quelque reine ou princesse. Dès qu’il me fera part d’un de ces vœux, je l’exaucerai. Ce qui ne manquera pas de lui attirer un tombereau d’ennuis. C’est toujours le cas. Il en perdra la tête, et toi et moi pourrons poursuivre notre plan de vous sacrer roi d’Angleterre ! Oh, Stephen ! Je suis tellement content d’être venu jusqu’à vous ! J’entends toujours plus de sens commun de votre bouche que de celle des autres.