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Sur-le-champ l’irritation du gentleman se dissipa, cédant la place à la joie. Le soleil perça derrière un nuage ; tout l’étrange rideau de neige en suspens scintilla et flamboya autour d’eux (bien que Stephen n’eût su dire si c’était le fait du gentleman ou non).

Il se préparait à faire remarquer qu’il n’avait rien suggéré du tout, quand le gentleman disparut. Les passants, les chevaux, les voitures, les chats et les chiens réapparurent immédiatement et Stephen heurta de plein fouet une grosse dame vêtue d’une pelisse violette.

Strange se leva, frais et dispos. Il avait dormi huit heures sans interruption. Pour la première fois depuis des semaines, il ne s’était pas relevé en pleine nuit pour s’adonner à la magie. Pour se récompenser d’avoir réussi à invoquer le garçon-fée, il décida de s’octroyer un jour de congé. Peu après dix heures, il se présentait au palazzo où les Greysteel séjournaient et trouva toute la famille attablée autour du petit-déjeuner. Il accepta leur invitation de prendre place parmi eux, mangea quelques petits pains chauds, but un peu de café et annonça à Miss Greysteel et à la tante Greysteel qu’il était à leur entière disposition.

La tante Greysteel fut heureuse de décliner ses offres au profit de sa nièce. Miss Greysteel et Strange passèrent donc la matinée à parcourir ensemble des ouvrages sur la magie – des livres qu’il lui avait prêtés ou qu’elle s’était procurés sur son conseil. Il y avait L’Histoire du roi Corbeau enfant de Portishead, la Vie de Martin Pale de Hickman et L’Anatomie d’un minotaure de Hether-Gray. Strange, qui les avait lus à ses débuts, quand il avait commencé à étudier la magie, était amusé de s’apercevoir combien ceux-ci lui paraissaient désormais simples, presque innocents. C’était la chose la plus délicieuse au monde d’en donner lecture à Miss Greysteel, de répondre à ses questions et d’écouter ses opinions à leur sujet – passionnées, intelligentes et, à son goût, légèrement trop sérieuses.

À une heure, après un repas léger de viande froide, la tante Greysteel déclara qu’ils étaient tous restés assis assez longtemps et proposa une promenade.

— Si vous me permettez, monsieur Strange, vous serez content de prendre un peu le frais. Les savants négligent souvent l’exercice.

— Nous sommes de bien tristes sires, madame, admit gaiement Strange.

La journée était belle. Ils déambulèrent par les passages et les rues étroites, et tombèrent par hasard sur une heureuse succession d’objets fascinants : une sculpture de chien tenant un os dans sa gueule, le reliquaire d’un saint qu’aucun d’eux ne reconnut, une suite de fenêtres dont les rideaux semblaient, à première vue, de gros bouillons de la dentelle la plus fine mais qui, à y regarder de plus près, se révélèrent être un enchevêtrement d’immenses toiles d’araignée qui avaient proliféré dans la pièce. Ils n’avaient pas de guide pour leur commenter ces découvertes, il n’y avait personne à proximité qu’ils pussent interroger, aussi se divertissaient-ils à inventer des explications de leur cru.

Juste avant le crépuscule, ils s’avancèrent sur une petite place dallée et glacée, avec un puits en son centre. Le lieu était curieusement aveugle et désert. Le sol était pavé de pierres antiques, les murs percés d’un nombre incroyablement réduit d’ouvertures. On eût cru que toutes les maisons avaient été offensées par quelque méfait commis par la place et lui avaient résolument tourné le dos. Une seule minuscule échoppe paraissait ne vendre que des loukoums d’une infinité de variétés et de couleurs. Elle était fermée, mais Miss Greysteel et la tante Greysteel scrutèrent sa devanture et se demandèrent à haute voix quand elle pouvait ouvrir, et si elles seraient capables de la retrouver.

Strange musardait, sans penser à rien de particulier. L’air était très vif – ce qui était plutôt agréable – et l’étoile du soir fit son apparition au-dessus de leurs têtes. Percevant un drôle de grattement derrière lui, Strange se retourna pour en voir la cause.

Dans le coin le plus sombre de la placette, quelque chose se détachait – une chose dont il n’avait jamais vu la pareille, noire, si noire qu’elle aurait pu être constituée des ténèbres environnantes. Sa tête ou son sommet avait la forme d’une ancienne chaise à porteurs telle qu’on en voyait encore, à l’occasion, transporter une douairière de Bath. Elle avait des fenêtres aux rideaux noirs bien fermés. Au-dessous des fenêtres, elle rétrécissait pour dessiner le corps et les pattes d’un grand oiseau noir. Celui-ci, portant un haut-de-forme noir et une fine canne également noire, n’avait pas d’yeux. Strange se savait pourtant épié. La monstruosité raclait les dalles du bout de sa canne, d’un horrible mouvement saccadé.

Strange songea qu’il aurait dû avoir peur. Il se dit aussi qu’il aurait dû se livrer à un brin de magie pour tenter de détourner son attention. Sorts de dispersion, sorts de révocation, sorts de protection affluèrent à son esprit ; néanmoins, il ne réussit à en retenir aucun. Bien que la « chose » suât le mal et la malveillance, il avait la nette impression qu’elle ne présentait actuellement aucun danger pour lui-même ou quiconque. Elle lui paraissait plutôt être un signe du mal encore à venir.

Il commençait à se demander comment les Greysteel supportaient cette soudaine irruption de l’horreur en leur sein, quand un changement se produisit dans sa cervelle ; la chose n’était plus là. À sa place se tenait la silhouette trapue du Dr Greysteel – le Dr Greysteel en habit noir, le Dr Greysteel avec une canne à la main.

— Eh bien ? cria le Dr Greysteel.

— Je… je vous demande pardon ? cria Strange en retour. M’avez-vous parlé ? Je songeais à… à autre chose.

— Je vous ai demandé si vous vous proposiez de dîner avec nous ce soir !

Strange le regardait fixement.

— Qu’y a-t-il ? Êtes-vous souffrant ? s’enquit le Dr Greysteel.

Il dévisagea Strange d’un air pénétrant, comme s’il voyait dans l’expression ou dans les manières du magicien quelque chose qui ne lui plaisait guère.

— Je me porte on ne peut mieux, je vous assure, répondit Strange. Et je dînerai avec plaisir avec vous. Rien ne m’agréera autant. Seulement j’ai promis à Lord Byron de jouer au billard avec lui à quatre heures.

— Il nous faut trouver une gondole pour nous ramener, décida le Dr Greysteel. Je crois que Louisa est plus lasse qu’elle ne veut le reconnaître. – Il parlait de la tante Greysteel. – Où retrouvez-vous monsieur le baron ? Où devons-nous dire au batelier de vous conduire ?

— Merci, j’irai à pied. Votre sœur avait raison. J’ai besoin d’air frais et d’exercice.

Miss Greysteel était un brin déçue d’apprendre que Strange ne rentrait pas avec eux. Les deux dames et le magicien prirent un peu longuement congé les uns des autres et se rappelèrent à maintes reprises qu’ils devaient tous se revoir dans quelques heures, jusqu’au moment où le Dr Greysteel commença à perdre patience.

Les Greysteel s’éloignèrent à pied en direction du Rio. Strange suivait de loin. Malgré ses joyeuses assurances au Dr Greysteel, il se sentait secoué. Il s’efforçait de se convaincre que l’apparition n’avait rien été de plus qu’un jeu de lumière, en vain. Il fut obligé d’admettre que cela ressemblait surtout à une récidive de la folie de la vieille lady.