Strange sentit les yeux de Greysteel posés sur lui.
— J’imagine que vous allez me déconseiller de prendre ce breuvage. Eh bien, vous pouvez vous épargner cette peine ! – Il vida son verre d’un trait. – Vous ne perdriez pas votre salive si vous connaissiez mes raisons !
— Non, non, protesta le Dr Greysteel de son ton le plus conciliant, celui qu’il employait avec ses patients les plus difficiles. Je vous assure que je n’allais rien suggérer de tel. Je voudrais seulement savoir si vous êtes souffrant ? Ou malade ? J’ai cru que vous l’étiez, hier soir. Peut-être pourrais-je vous indiquer…
Il s’interrompit. Il sentait une odeur. Vraiment suffocante. Une odeur de moisi et de renfermé, mêlée à des relents fétides et animaux. Le plus curieux, c’était qu’il reconnaissait cette odeur. Tout à coup, il pouvait sentir la mansarde où la vieille dame logeait, la vieille dame folle avec tous ses matous.
— Mon épouse est vivante, déclara Strange, d’une voix enrouée et épaisse. Ha ! là ! Vous ne le saviez pas !
Le Dr Greysteel en eut froid dans le dos. Si Strange avait voulu l’alarmer davantage, il n’aurait su mieux choisir.
— Ils m’ont affirmé qu’elle était morte ! Ils m’ont affirmé l’avoir mise en terre. Je ne puis croire m’être laissé autant abuser ! Elle était ensorcelée. Elle m’a été volée ! C’est pourquoi j’ai besoin de ça !
Il agita la petite fiole de liquide de couleur ambrée sous le nez du médecin.
Le Dr Greysteel recula d’un pas ou deux. Frank marmonna à l’oreille du Dr Greysteel :
— Tout va bien, monsieur. Tout va bien. Je ne le laisserai pas vous faire du mal. Je l’ai jaugé. N’ayez pas peur…
— Je ne puis retourner au manoir, reprit Strange. Il m’en a chassé et ne me laissera pas rentrer. Les arbres me boucheront le chemin. J’ai essayé des sortilèges de désenvoûtement. Ils ne marchent pas. Ils ne marchent pas…
— Vous êtes-vous adonné à la magie depuis la nuit dernière ? s’inquiéta le Dr Greysteel.
— Comment ? Oui !
— Je suis navré de l’apprendre. Vous devriez vous reposer. Vous ne vous rappelez pas sans doute pas grand-chose de la nuit dernière…
— Ha ! s’exclama Strange avec une ironie très amère. Je n’en oublierai jamais le moindre détail !
— Pas possible ? Pas possible ? répéta le Dr Greysteel de son ton apaisant. Enfin, je ne puis vous cacher que votre apparence m’a alarmé. Vous n’étiez plus vous-même. C’est la conséquence, j’en suis sûr, du surmenage. Peut-être que si je…
— Pardonnez-moi, docteur Greysteel. Comme je viens de vous l’expliquer, mon épouse est envoûtée, elle est prisonnière sous la terre. J’aimerais autant poursuivre cette conversation, mais j’ai des affaires bien plus pressantes qui m’attendent !
— Très bien, calmez-vous. Notre présence en ce lieu vous afflige. Nous allons nous en retourner et reviendrons demain. Cependant, avant de partir, je dois vous mettre au courant : le gouverneur m’a envoyé une délégation ce matin. Il vous prie respectueusement de vous abstenir de pratiquer la magie pour le moment…
— Ne plus faire de magie ! – Strange partit d’un rire aux accents froids, durs et sans humour. – Vous me demandez d’arrêter maintenant ? Tout à fait impossible. Pourquoi Dieu m’a-t-il fait magicien sinon pour cela ?
Il revint à son plat d’argent et se mit à tracer des signes dans les airs, juste au-dessus de la surface de l’eau.
— Alors, au moins, libérez la paroisse de cette nuit surnaturelle ! Faites-le au moins pour moi… Par amitié ! Pour l’amour de Flora !
Strange s’arrêta au milieu d’une de ses manipulations.
— De quoi me parlez-vous ? Quelle nuit surnaturelle ? Qu’y a-t-il de surnaturel là-dedans ?
— Pour l’amour du ciel, Strange ! Il est près de midi.
Pendant un moment Strange resta muet. Il jeta un coup d’œil à la fenêtre noire, puis reporta les yeux sur l’obscurité de la pièce et, enfin, sur le Dr Greysteel.
— Je ne me doutais absolument de rien, chuchota-t-il, consterné. Croyez-moi ! Je n’y suis pour rien !
— Qui est responsable de cette situation, alors ?
Strange ne répondit pas ; il avait le regard perdu dans le vide.
Le Dr Greysteel craignait qu’il ne se fâchât s’il le questionnait davantage sur les Ténèbres, aussi demanda-t-il simplement :
— Pouvez-vous nous ramener la lumière du jour ?
— Je… Je ne sais pas.
Le Dr Greysteel répéta à Strange qu’il reviendrait le lendemain, et il saisit une fois de plus l’occasion pour lui vanter les vertus réparatrices du sommeil.
Strange n’écoutait pas. Juste au moment où le Dr Greysteel et Frank sortaient, il empoigna pourtant le bras du médecin et chuchota :
— Puis je vous poser une question ?
Le Dr Greysteel inclina la tête.
— Ne redoutez-vous pas qu’elle s’éteigne ?
— Qu’est-ce qui peut s’éteindre ?
— La chandelle. – D’un geste, Strange montra le front du Dr Greysteel. – La chandelle qui est à l’intérieur de votre tête.
Dehors, les Ténèbres semblaient plus surnaturelles que jamais. Le Dr Greysteel et Frank suivirent leur chemin en silence par les rues nocturnes. Quand ils retrouvèrent la lumière du jour à l’extrémité ouest de la piazza San Marco, tous deux poussèrent un grand soupir de soulagement.
Le Dr Greysteel dit :
— J’ai la ferme intention de taire son dérangement d’esprit à monsieur le gouverneur. Dieu sait quelle serait la réaction des Autrichiens ! Ils pourraient envoyer des militaires pour l’arrêter… Ou pis ! Je lui expliquerai simplement qu’il est incapable de dissiper la Nuit, pour l’heure, qu’il ne veut aucun mal à la cité – j’en suis tout à fait certain –, et que je ne doute pas de le convaincre de remettre les choses dans l’ordre très bientôt.
Le lendemain, quand le soleil se leva, les Ténèbres ensevelissaient toujours la paroisse de Santa Maria Zobenigo. À huit heures et demie, Frank sortit acheter du lait et du poisson. La ravissante jeune paysanne aux prunelles sombres qui vendait du lait sur sa barque dans le canal San Lorenzo aimait bien Frank et avait toujours un mot et un sourire pour lui. Ce matin-là, elle lui rendit son bidon de lait en demandant :
— Hai sentito che lo stregone inglese è pazzo ? (« Savez-vous que le magicien anglais est fou ? »)
Au marché aux poissons près du Grand Canal, un pêcheur vendit à Frank trois mulets, mais ensuite faillit presque oublier de prendre son argent car il accordait toute son attention à la discussion qu’il avait avec son voisin sur la question de savoir si le magicien anglais était devenu fou parce qu’il était magicien ou parce qu’il était anglais. Sur le chemin du retour, deux religieuses au visage blafard, qui astiquaient les marches de marbre d’une église, souhaitèrent le bonjour à Frank et manifestèrent leur intention de réciter des prières pour le pauvre magicien anglais qui avait perdu la raison. Puis, à l’instant où il atteignait la porte de la maison, un chat blanc sortit de dessous une banquette de gondole, bondit sur le quai et lui jeta un regard. Frank s’attendit à ce que l’animal lui parlât de Jonathan Strange, mais il s’en abstint.
— Comment cela est-il arrivé ? demanda le Dr Greysteel, assis sur son séant dans son lit. Crois-tu que Mr Strange ait quitté son logement et ait parlé à quelqu’un ?
Frank l’ignorait. Il ressortit pour mener son enquête. Apparemment, Strange n’avait pas encore bougé de sa chambre sous les combles de la maison de Santa Maria Zobenigo ; Lord Byron (qui était bien le seul personnage de toute la cité à voir une forme de divertissement dans l’apparition de la Nuit Éternelle !) lui avait toutefois rendu visite la veille vers cinq heures du soir et l’avait trouvé absorbé dans sa magie et battant la campagne sur les chandelles, les ananas, les bals qui duraient des siècles et les bois sombres qui envahissaient les rues de Venise. Rentré chez lui, Byron en avait parlé à sa maîtresse, son logeur et son valet. Tous trois étant des personnes sociables, habituées à passer leurs soirées au milieu de grandes assemblées d’amis bavards, le nombre de gens au courant ce matin-là était remarquable.