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— D’après nos correspondants en Italie, intervint Lascelles, nous croyons savoir que Mr Strange est enveloppé de Ténèbres perpétuelles depuis quelques semaines. S’il a créé volontairement cette situation ou si le sortilège a mal tourné, nous n’en savons rien. Il existe également la possibilité qu’il ait offensé quelque grande puissance et que cela en soit le résultat. Ce qui est certain, c’est qu’une action de la part de Mr Strange a causé une turbulence dans l’ordre naturel.

— Je vois, murmura Henry Woodhope.

Lascelles le regarda avec sévérité.

— Ce risque, Mr Norrell s’est efforcé de l’éviter toute sa vie.

— Ah ! dit Henry, qui se tourna vers Mr Norrell. Quel parti dois-je prendre, monsieur ? Dois-je me rendre auprès de lui, comme il m’en supplie ?

Mr Norrell fit la moue.

— La question la plus importante, selon moi, c’est dans combien de temps nous réussirons à le ramener en Angleterre, où ses amis pourront prendre soin de lui et mettre un terme aux hallucinations qui l’assaillent.

— Et si vous lui écriviez, peut-être, monsieur ?

— Ah, non ! Je crains que le modeste ascendant que j’avais sur lui ne se soit épuisé voilà déjà quelques années. La guerre d’Espagne nous a porté un mauvais coup. Avant son départ pour la Péninsule, il était très content de rester à mes côtés pour apprendre tout ce que je pouvais lui enseigner, mais après… – Mr Norrell soupira. – Non, nous devons nous en remettre à vous, monsieur Woodhope. Vous devez le faire rentrer à la maison. Toutefois, je subodore que votre voyage à Venise ne pourrait que prolonger son séjour en cette ville et le persuader qu’une personne au moins ajoute foi à ses hallucinations, alors je vous déconseille vivement d’y aller.

— Eh bien, monsieur, je dois reconnaître que vous me voyez ravi de vous entendre parler en ces termes. Je ne manquerai pas de suivre votre conseil. Si vous pouviez me rendre mes lettres, je ne vous importunerais pas davantage.

— Monsieur Woodhope, intervint Lascelles. Ne soyez point si pressé, je vous en prie ! Notre entretien n’est aucunement terminé. Mr Norrell a répondu à toutes vos questions sincèrement et sans arrière-pensée. À vous de nous rendre la politesse !

Henry Woodhope fronça les sourcils avec perplexité.

— Mr Norrell m’a soulagé de nombre de mes inquiétudes. S’il existe un moyen qui me permette de servir Mr Norrell, je m’estimerai trop heureux de m’y attacher. Cependant, je n’entends pas très bien…

— Peut-être ne suis-je pas assez clair, reprit Lascelles. Je veux dire, naturellement, que Mr Norrell a besoin de votre aide pour pouvoir à son tour aider Mr Strange. Y a-t-il autre chose que vous puissiez nous raconter sur le périple italien de Mr Strange ? Comment se portait-il avant de tomber dans ce triste état ? Était-il de bonne humeur ?

— Non ! répondit Henry d’un ton indigné, voyant une insulte dans cette question. La disparition de ma sœur l’accablait ! Au début, au moins. Au début, en effet, il paraissait très malheureux. Puis, quand il a atteint Gênes, tout a changé. – Il marqua un silence. – Il n’écrit plus un mot sur ce sujet, mais auparavant ses lettres ne tarissaient pas d’éloges sur une demoiselle… qui était membre du groupe avec lequel il voyageait. Et je n’ai pu m’empêcher de penser qu’il songeait à se remarier.

— Un deuxième mariage ! s’exclama Lascelles. Si tôt après le décès de votre sœur ? Mon Dieu ! C’est choquant ! Et pénible pour vous…

Henry inclina la tête d’un air malheureux.

Il s’écoula un petit silence, puis Lascelles poursuivit :

— J’espère qu’il n’a donné auparavant aucun signe de cette tendresse pour la société des autres dames ? J’entends, du vivant de Mrs Strange. Cela lui eût causé beaucoup de peine.

— Non ! Non, bien sûr que non ! se récria Henry.

— Je vous prie de bien vouloir me pardonner si je vous ai offensé. Je m’en voudrais de manquer de respect envers votre sœur, une femme des plus charmantes. Néanmoins, de tels comportements ne sont pas rares, savez-vous. Surtout chez les hommes d’une certaine envergure. – Lascelles tendit une main vers la console où les lettres de Strange à Henry Woodhope étaient posées et les fourgonna d’un doigt jusqu’à ce qu’il eût retrouvé celle qu’il cherchait. – Dans ce message, reprit-il en la parcourant d’un œil, Mr Strange écrit : « Jeremy m’a dit que vous n’avez pas suivi mes instructions. Cela n’a pas d’importance. Jeremy s’en est chargé et le résultat est exactement tel que je l’imaginais. » – Mr Lascelles reposa la lettre, puis sourit aimablement à Mr Woodhope. – Que Mr Strange vous a-t-il donc demandé de faire dont vous vous êtes abstenu ? Qui est Jeremy et quel était ce résultat ?

— Mr Strange… Mr Strange m’avait demandé d’exhumer le cercueil de ma sœur. – Henry baissa les yeux. – Ma foi, naturellement, j’ai refusé. Strange a donc écrit à son domestique, un bonhomme du nom de Jeremy Johns. Un coquin très arrogant !

— Et ce Johns a exhumé le corps ?

— Oui. Il a un ami fossoyeur à Clun. Ils s’y sont mis à deux. J’ai peine à vous représenter mes sentiments quand j’ai découvert l’abomination commise par ce personnage.

— Oui, très bien. Qu’ont-ils découvert, eux ?

— Que devaient-ils découvrir sinon la dépouille de ma pauvre sœur ? Pourtant, ils ont préféré prétendre le contraire. Ils ont préféré colporter un conte grotesque.

— Qu’ont-ils raconté ?

— Je n’ai pas l’habitude de répéter les ragots des domestiques.

— Bien sûr que vous n’en avez pas l’habitude. Mr Norrell souhaite, toutefois, que vous mettiez momentanément de côté cet excellent principe pour vous exprimer avec franchise et sincérité… Comme il s’est exprimé avec vous.

Henry se mordilla la lèvre.

— Ils ont juré que le cercueil contenait une bûche de bois noir.

— Pas de corps ? insista Lascelles.

— Pas de corps, murmura Henry.

Lascelles échangea un regard avec Mr Norrell. Ce dernier baissa les yeux vers ses mains jointes sur ses genoux.

— Quel est le rapport avec la mort de ma sœur ? s’inquiéta Henry avec un froncement de sourcils, avant de se tourner vers Norrell. À vos affirmations précédentes, j’ai cru comprendre que son décès n’avait rien d’extraordinaire. Je croyais que, selon vous, la magie n’y était pour rien…

— Ah, au contraire ! déclara Lascelles. La magie y était bien pour quelque chose. Il ne peut y avoir aucun doute là-dessus ! La question est la suivante : la magie de qui ?

— Je vous demande pardon ? s’étrangla Henry.

— Naturellement, cette matière est trop profonde pour moi ! répondit Lascelles. Seul Mr Norrell est capable de s’y appliquer.

En grand désarroi, Henry reportait ses regards de l’un à l’autre.

— Qui est avec Strange actuellement ? demanda Lascelles. Il a bien des domestiques, j’imagine ?

— Non, pas de domestiques personnels. Son logeur a mis ses gens à son service, je crois. Ses amis à Venise sont une famille d’Anglais. Ils forment un groupe très singulier, passionnément adonné aux voyages, les dames autant que les messieurs.

— Leur nom ?

— Greystone ou Greyfield, je ne me rappelle pas exactement.

— Et d’où viennent-ils, ces fameux Greystone ou Greyfield ?

— Je l’ignore. Je ne pense pas que Strange me l’ait jamais révélé. Le gentleman est un médecin de la Marine, je crois, et son épouse – qui est décédée – était française.