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Lascelles hocha la tête. Le salon était à présent si obscur que Henry Woodhope ne distinguait plus les visages de ses deux interlocuteurs.

— Vous me paraissez pâle et fatigué, monsieur Woodhope, fit remarquer Mr Lascelles. L’air de Londres ne vous réussit peut-être pas…

— Je ne dors pas très bien. Depuis que ces lettres ont commencé à arriver, je suis assailli de rêves d’horreur.

Lascelles hocha de nouveau la tête.

— Parfois un homme peut savoir des vérités au fond de son cœur qu’il n’oserait pas chuchoter à l’air libre, même tout seul. Vous avez beaucoup d’affection pour Mr Strange, n’est-ce pas ?

L’on pouvait peut-être excuser Henry Woodhope de sembler un tantinet embarrassé par cette question, étant donné qu’il n’avait pas la moindre idée de ce dont Lascelles parlait. Il se limita à cette réponse :

— Merci de votre conseil, monsieur Lascelles. Je me conformerai assurément à vos suggestions, et maintenant je me demande si je ne pourrais pas reprendre mes lettres.

— Ah ! Eh bien, quant à ces papiers, Mr Norrell se demande, lui, s’il ne pourrait pas vous les emprunter quelque temps. Il est convaincu qu’ils ont encore beaucoup de choses à nous apprendre.

Henry Woodhope s’apprêtait à protester, aussi Lascelles ajouta-t-il d’un ton de reproche :

— Il ne pense qu’à Mr Strange ! C’est seulement pour son bien !

Henry Woodhope laissa donc ses lettres en la possession de Mr Norrell et de Lascelles.

Après son départ, Lascelles déclara :

— La première mesure à prendre est de dépêcher quelqu’un à Venise.

— Oui, certes ! acquiesça Mr Norrell. Je donnerais cher pour connaître la vérité de cette affaire.

— Ah oui ! enfin… – Lascelles eut un rire bref et méprisant. – La vérité…

Mr Norrell regarda Lascelles en clignant rapidement ses petits yeux, mais celui-ci n’expliqua pas ce qu’il entendait par là.

— Je ne sais pas qui nous pouvons envoyer, continua Mr Norrell. L’Italie est très, très loin. Un voyage là-bas prend près de quinze jours, à ce que je comprends. Je ne peux me passer de Childermass, pas même une semaine…

— Hum, fit Lascelles. Je ne songeais pas nécessairement à Childermass. De fait, il y a plusieurs bonnes raisons pour écarter Childermass. Vous-même l’auriez souvent suspecté de sympathies pour notre cher Strange. Il me paraît très peu souhaitable que ces deux-là soient seuls ensemble dans un pays étranger, où ils peuvent toujours comploter contre nous. Non, je sais sur qui nous devons porter notre choix.

Le lendemain, les domestiques de Lascelles se dispersèrent aux quatre coins de Londres. Certains des lieux où ils se rendirent étaient très mal famés, par exemple les taudis et les bas quartiers de Saint Giles, Seven Dials et Saffron-hill ; d’autres étaient d’une munificence toute patricienne, tels Golden-square, Saint James’s et Mayfair. Ils recrutèrent un curieux mélange de personnages, tailleurs, gantiers, chapeliers, savetiers, prêteurs sur gages (en nombre, ceux-ci), baillis et gardiens de prison pour dettes, et les ramenèrent tous chez Lascelles, dans sa maison de Bruton-street. Une fois qu’ils furent rassemblés dans les cuisines (le maître de maison n’ayant aucune intention de recevoir une telle compagnie au salon), Lascelles descendit pour remettre à chacun d’eux une somme d’argent au nom d’un tiers. Voici, leur dit-il avec un sourire glacé, un acte de charité. Après tout, si un homme ne peut être charitable à Noël, alors quand peut-il l’être ?

Trois jours plus tard, le jour de la Saint-Etienne, le duc de Wellington fit une soudaine apparition à Londres. Depuis un an ou deux, Sa Grâce résidait à Paris, où il commandait les armées alliées d’occupation. En réalité, il eût été à peine exagéré d’affirmer que le duc de Wellington gouvernait à présent la France. Une question se posait désormais : les armées alliées devaient-elles demeurer en France ou regagner leurs patries respectives (choix qui était celui des Français) ? Toute la journée, le duc resta enfermé dans son cabinet avec le ministre des Affaires étrangères, Lord Castlereagh, pour discuter de cette importante affaire et, le soir, il dînait avec le gouvernement dans une maison de Grosvenor-square. Ils venaient à peine de se mettre à table quand les conversations se turent, phénomène rare parmi autant de politiciens. Les ministres paraissaient attendre que quelqu’un parle. Le Premier ministre, Lord Liverpool, s’éclaircit la voix avec une légère nervosité, puis déclara :

— Nous ne pensons pas que vous soyez au courant : il nous revient d’Italie que Strange a perdu la raison.

Le duc marqua un temps d’arrêt, la cuillère à mi-chemin de la bouche. Il jeta un coup d’œil à la ronde, puis continua de savourer son velouté.

— Vous ne paraissez guère ému par cette nouvelle, reprit Lord Liverpool.

Sa Grâce se tamponna les lèvres avec sa serviette.

— Non, guère, reconnut-il.

— Voulez-vous bien nous donner vos raisons ? demanda Sir Walter Pole.

— Mr Strange est excentrique. Il peut sembler fou à son entourage. Ils n’ont sans doute pas l’habitude des magiciens.

Les ministres n’eurent pas l’air de trouver cet argument aussi convaincant que Wellington le pensait. Ils lui énumérèrent des exemples de la folie de Strange : son insistance à affirmer que son épouse n’était pas morte, son étrange croyance que les gens avaient des chandelles dans la tête, et le détail encore plus bizarre qu’il n’était plus possible d’importer des ananas à Venise.

— Les bateliers qui transportent les fruits du continent vers la cité racontent que les ananas s’envolent de leurs barques comme tirés au canon, raconta Lord Sidmouth, un personnage menu et d’aspect desséché. Certes, ils transportent aussi d’autres variétés de fruits : pommes, poires et tutti frutti. Aucun de ceux-ci ne cause le moindre dérangement, mais plusieurs citoyens ont été blessés par les ananas volants. Pourquoi le magicien a-t-il pu concevoir un tel dégoût pour ce fruit particulier ? nul ne le sait.

Le duc n’était pas impressionné.

— Rien de cela ne prouve quoi que ce soit. Je puis vous l’assurer, il a réalisé des tours bien plus excentriques dans la péninsule Ibérique. S’il est réellement fou, c’est qu’il a une bonne raison de l’être. Si vous vouliez suivre mon conseil, messieurs, vous ne vous inquiéteriez pas outre mesure.

Il s’écoula un bref silence durant lequel les ministres méditèrent cet avis.

— Vous entendez par là qu’il a pu perdre la raison de propos délibéré ? s’exclama l’un d’eux d’un ton incrédule.

— Rien n’est plus probable, répondit le duc.

— Pourquoi ? s’enquit un autre.

— Je n’en ai pas la moindre idée. Dans la Péninsule, nous avions appris à ne pas lui poser de questions. Tôt ou tard, il apparaissait clairement que tous ses actes saisissants et incompréhensibles relevaient de sa magie. Gardez-le à la tâche, sans montrer la moindre surprise devant ce qu’il entreprend. Voilà comment on prend un magicien, messieurs !

— Oh ! Vous ne savez pas encore tout, repartit le ministre de la Marine avec impatience. Il y a pis. Le bruit court qu’il est enveloppé de ténèbres perpétuelles. L’ordre naturel est renversé et toute une paroisse de la Sérénissime est plongée dans une nuit permanente !

Lord Sidmouth déclara :

— Même vous, Votre Grâce, malgré toute votre partialité pour cet homme, devez admettre qu’un linceul de ténèbres éternelles ne présage rien de bon. Quel que soit le bien que ce magicien a accompli pour le pays, nous ne pouvons prétendre qu’un linceul de ténèbres éternelles soit de bon augure.