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— Eh bien, il y a aussi Lord Byron…, commença le Dr Greysteel.

— Byron ! s’exclama le petit homme. Vraiment ? Oh, mon Dieu ! Fou et ami de Lord Byron ! – Il paraissait ne pas savoir ce qui était pire. – Oh ! mon cher docteur Greysteel ! J’ai mille questions à vous soumettre. Y a-t-il un endroit où je pourrais vous parler en privé ?

La porte du Dr Greysteel était juste derrière eux. L’aversion du docteur pour le petit homme, cependant, croissait à chaque instant. Si désireux fût-il d’apporter son aide à Strange et à ses amis, il n’avait aucune envie d’introduire cet individu dans sa maison. Aussi marmonna-t-il quelques mots sur son domestique qui était parti en course en ville. Il y avait un petit café, quelques rues plus loin. Pourquoi ne pas y aller ?

Le petit homme, tout sourire, donna son assentiment.

Ils se mirent en route vers le café. Leur chemin longeait le bord d’un canal. Le petit homme marchait à main droite du Dr Greysteel, le plus près de l’eau. Il discourait, et le Dr Greysteel regardait autour de lui. Ses yeux étant fortuitement dirigés vers le canal, il vit apparaître une vague, sans prévenir – une unique vague. Ce qui était déjà assez curieux en soi. Ce qui suivit fut encore plus surprenant. La vague se rua vers eux, se répandit sur le bord en pierre du canal et changea de forme : des doigts liquides se tendirent vers le pied du petit homme pour chercher à rattraper. À l’instant où l’eau l’atteignait, celui-ci bondit en arrière avec un juron, mais sans sembler remarquer qu’un phénomène inhabituel s’était passé. Le Dr Greysteel ne dit rien de ce qu’il avait vu.

L’intérieur du café offrait un refuge accueillant contre la froidure humide de janvier. Il était chaud et enfumé – un tantinet sombre peut-être, bien que cette pénombre eût son confort. Si les murs et le plafond badigeonnés de brun étaient noircis par les ans et la fumée de tabac, ils étaient aussi égayés par le miroitement des bouteilles de vin, le reflet des chopes en étain, l’éclat des céramiques vernissées et des miroirs aux encadrements dorés. Un épagneul crotté et indolent était couché sur le carrelage devant le poêle ; il secoua la tête et éternua quand le bout de la canne du Dr Greysteel lui effleura accidentellement une oreille.

— Je dois vous prévenir, déclara le Dr Greysteel après que le garçon leur eut servi du café et du cognac, qu’il circule en ville toutes sortes de rumeurs sur le compte de Mr Strange. On prétend qu’il a fait appel à des sorcières et qu’il a domestiqué le feu. Vous saurez ne pas donner dans de telles inepties, néanmoins il est aussi bien de s’y préparer. Vous le trouverez fortement changé, ce serait ridicule de prétendre le contraire. Pourtant, au fond, il est toujours le même. Ses grandes qualités, ses mérites n’ont en rien varié. De cela, je n’ai aucun doute.

— Vraiment ? Mais dites-moi. Est-il vrai qu’il a mangé ses chaussures ? Est-il vrai qu’il a transformé en verre plusieurs personnes et qu’il leur a jeté des pierres ?

— Mangé ses chaussures ? s’exclama le Dr Greysteel. Qui vous a raconté cela ?

— Oh ! D’aucuns… Mrs Kendal-Blair, Lord Pope, Sir Galahad Denehey, Miss Underhills…

Le petit homme cita au galop une longue liste de noms de dames et messieurs anglais, irlandais et écossais qui résidaient alors à Venise et dans les villes environnantes. Le Dr Greysteel était pantois. Pourquoi les amis de Strange souhaiteraient-ils consulter ces gens-là plutôt que lui ?

— N’avez-vous point entendu ce que je viens d’expliquer ? Voilà justement le genre de sottises dont je parle !

Le petit homme rit aimablement.

— Patience ! Patience, mon cher docteur ! Mon cerveau n’est pas aussi rapide que le vôtre. Pendant que vous aiguisiez vos facultés avec l’anatomie et la chimie, les miennes se sont étiolées dans le désœuvrement.

Il continua à déblatérer un moment sur le fait qu’il ne s’était jamais appliqué à aucun programme régulier d’études, que ses maîtres avaient désespéré de lui et que ses talents ne se trouvaient pas du tout dans cette direction.

Le Dr Greysteel ne se donnait plus la peine de l’écouter. Il réfléchissait. Il lui revint à l’esprit que le petit homme, un peu plus tôt, avait sollicité la permission de se présenter et que, d’une manière ou d’une autre, il avait négligé cette formalité. Le Dr Greysteel s’apprêtait à lui demander son nom quand son interlocuteur lui posa une question qui chassa toute autre pensée de son esprit :

— Vous avez une fille, n’est-ce pas ?

— Je vous demande pardon ?

Pensant apparemment que le docteur était sourd, le petit homme répéta sa question un peu plus fort.

— Oui, j’en ai une, mais…, commença le Dr Greysteel.

— Et le bruit court que vous l’avez renvoyée de la cité ?

— Le bruit ! Quel bruit ? En quoi ma fille est-elle concernée ?

— Oh ! Simplement elle est partie juste après que le magicien a perdu la raison. Ce qui montre que vous craigniez qu’elle ne fût exposée !

— J’imagine que vous tenez cela de Mrs Kendal-Blair et consorts ? répliqua le Dr Greysteel. Il s’agit d’une bande d’imbéciles.

— Oh, sans doute ! Avez-vous renvoyé votre fille ou non ?

Le Dr Greysteel ne répondit pas.

Le petit homme pencha sa tête d’un côté, puis de l’autre. Il arborait le sourire de celui qui détient un secret et s’apprête à stupéfier le monde en le divulguant.

— Naturellement, reprit-il, vous savez que Strange a assassiné son épouse ?

— Comment ? – Le Dr Greysteel demeura silencieux un moment. Une ombre de rire fusa d’entre ses lèvres : – Je ne vous crois pas !

— Oh ! Vous devez me croire, insista le petit homme, se penchant en avant, les yeux étincelants d’excitation. C’est de notoriété publique ! Le propre frère de la dame – un homme des plus respectables, un ecclésiastique, un certain Mr Woodhope – était présent quand sa sœur est morte, et il a tout vu de ses yeux.

— Qu’a-t-il donc vu ?

— Toutes sortes de détails suspects. La dame était ensorcelée. Elle était envoûtée et savait à peine ce qu’elle faisait du matin jusqu’au soir. Personne n’a pu trouver d’explications. C’était l’œuvre de son époux. Naturellement, il recourra à sa magie pour éviter le châtiment, mais Mr Norrell, qui a pitié, oui, pitié de la malheureuse, se mettra en travers de sa route. Mr Norrell est bien décidé à ce que Strange soit traduit en justice pour ses crimes.

Le Dr Greysteel secoua la tête.

— Rien de ce que vous raconterez ne pourra me faire ajouter foi à ces calomnies. Strange est un homme honorable !

— Oh, j’en conviens ! Et pourtant la pratique de la magie a détruit des esprits plus solides que le sien. Dans de mauvaises mains, la magie peut mener à l’anéantissement de toutes les qualités et à la glorification de tous les défauts. Il a défié son maître, le plus patient, le plus sage, le plus noble, le meilleur…

Le petit homme, s’il enfilait les épithètes, avait perdu le fil de ses pensées ; il était distrait par le regard pénétrant que le Dr Greysteel posait sur lui.

Le Dr Greysteel eut un reniflement dédaigneux.

— C’est curieux, énonça-t-il lentement. Vous prétendez que les amis de Mr Strange vous envoient, cependant vous avez omis de me citer leurs noms. C’est là assurément une catégorie bien particulière d’amis pour clamer partout qu’un homme est un assassin.

À son tour, le petit homme évita de répondre.

— Était-ce Sir Walter Pole, peut-être ?

— Non, reconnut le petit homme d’un ton empreint de considération. Pas Sir Walter Pole.

— Des élèves de Mr Strange alors ? Leurs noms m’échappent.