— Leucrocuta, lança Strange, se retournant soudain. Apporte-moi de l’eau à boire !
Drawlight regarda autour de lui. Au milieu de la place, il y avait un puits. Il se dirigea vers lui et trouva une affreuse vieille tasse métallique qu’une longueur de chaîne rouillée reliait aux pierres. Il poussa de côté le couvercle du puits, tira un seau d’eau et plongea la coupe dedans. Y toucher lui faisait horreur. Curieusement, après tout ce qui lui était arrivé ce jour-là, c’était cette tasse qui lui faisait le plus horreur. La faute en revenait aux magiciens. Combien il en avait horreur !
— Monsieur ? Monsieur le magicien ? cria-t-il. Il vous faudra venir jusqu’ici pour boire.
Et de montrer la chaîne métallique en guise d’explication.
Strange s’avança, mais ne prit pas la coupe qui lui était tendue. À la place, il sortit une petite fiole de sa poche et la donna à Drawlight.
— Mets six gouttes dans l’eau, ordonna-t-il.
Drawlight ôta le bouchon. Sa main tremblait tellement qu’il redouta de verser tout le contenu par terre. Strange ne remarqua rien ; Drawlight compta six gouttes.
Strange prit alors la tasse et but l’eau. La tasse tomba de ses doigts. Drawlight eut conscience – il ne savait pas exactement comment – que Strange avait changé. Contre le ciel étoilé, le contour noir de sa silhouette s’affaissa et sa tête pencha. Drawlight se demanda s’il était saoul. Comment quelques gouttes de quoi que ce fût pouvaient-elles enivrer ? D’ailleurs, il ne sentait pas l’alcool fort. Il sentait comme un homme qui ne s’était pas lavé et n’avait pas changé de linge depuis des semaines. Et une autre odeur – absente un instant plus tôt –, un relent de vieillesse mêlé à celui d’une cinquantaine de chats.
Drawlight eut une sensation très étrange – sensation qu’il avait déjà éprouvée quand il y avait de la magie dans l’air. Des portes invisibles s’ouvrirent tout autour de lui ; des vents venus de très loin lui soufflèrent dessus, chargés de senteurs de bois, de marécages et de fondrières. Des images défilèrent spontanément dans son esprit. Les maisons voisines n’étaient plus vides. Il voyait à l’intérieur comme si l’on en avait ôté les murs. Chaque pièce obscure contenait… pas une personne exactement… un Être, un Esprit ancien. Une contenait un feu, une autre une pierre, une autre encore une averse de pluie, une autre encore une volée d’oiseaux, une autre encore un versant de colline, une autre encore une petite créature aux pensées sombres et ardentes, et ainsi de suite.
— Qui sont-ils ? chuchota-t-il, stupéfait.
Il s’aperçut que ses cheveux se dressaient sur sa tête comme s’il avait été électrisé. Puis une nouvelle sensation, différente, le gagna : une sensation proche de la chute, et pourtant il restait debout. C’était comme si son esprit s’était effondré.
Il croyait se tenir sur un versant de colline anglaise. La pluie tombait ; elle se tordait dans les airs, tels des fantômes gris. Il pleuvait sur lui et il devenait aussi fin que la pluie. La pluie emportait la pensée, elle emportait les souvenirs, le bien et le mal. Il ne savait plus qui il était. Tout était emporté, telle la croûte de boue d’une pierre. La pluie le remplit de ses pensées et de ses souvenirs à elle. Des filets d’eau argentés recouvrirent le flanc de colline, telle une dentelle délicate, telles les veines d’un bras.
Il croyait reposer sous la Terre, sous l’Angleterre. Des éternités s’écoulèrent ; le froid et la pluie s’insinuèrent en lui ; des pierres bougèrent en lui. Dans le Silence et l’Obscurité, il devint immense. Il devint la Terre, il devint l’Angleterre. Une étoile le regarda du haut du ciel et lui parla. Une pierre lui posa une question à laquelle il répondit dans la langue des pierres. Une rivière dessina une boucle à son côté ; des coteaux bourgeonnèrent sous ses doigts. Il ouvrit la bouche et exhala le printemps…
Il se croyait acculé dans un fourré, au fond d’un bois obscur en hiver. Les arbres continuaient à l’infini, colonnes obscures séparées par de fines stries blanches de lumière hivernale. Il baissa les yeux. De jeunes rejets le transperçaient de part en part ; ils croissaient à travers son corps, ses pieds et ses mains. Ses paupières ne se fermaient plus parce que des brindilles avaient poussé au travers. Des insectes entraient dans ses oreilles et en sortaient en trottinant ; des araignées tissaient des nids et des toiles dans sa bouche. Il comprit qu’il était entrelacé avec le bois depuis des années. Il connaissait le bois et le bois le connaissait. On ne savait plus ce qui était bois et ce qui était homme.
Tout était silencieux. La neige tombait. Il cria…
L’obscurité. Comme s’il émergeait d’eaux sombres, Drawlight reprit connaissance. Qui était celui ou celle qui l’avait relâché, Strange, le bois ou l’Angleterre elle-même – il l’ignorait. En revanche, il sentit « son » mépris au moment où il recouvra ses esprits. Les Esprits anciens se retirèrent de lui. Ses pensées et ses sensations se contractèrent pour redevenir humaines. Le souvenir de ce qu’il avait enduré lui donnait le vertige. Il examina ses mains et frictionna les endroits de son corps où les arbres l’avaient transpercé ; sa chair était intacte. Oh ! mais qu’il souffrait ! Il gémit et chercha Strange des yeux.
Accroupi devant un mur, un peu plus loin, le magicien marmonnait des incantations magiques. Il frappa le mur une fois ; les pierres se boursouflèrent, changèrent de forme pour se métamorphoser en corbeau. Le corbeau ouvrit les ailes puis, avec un croassement sonore, s’envola vers le ciel nocturne. Strange frappa le mur une deuxième fois : un autre corbeau sortit du mur et prit son envol. Et puis un autre et un autre, sans arrêt ils arrivaient de partout, jusqu’au moment où toutes les étoiles furent masquées par des ailes noires.
Strange leva la main pour frapper encore…
— Seigneur magicien, souffla Drawlight, vous ne m’avez pas dit quel était le troisième message.
Strange se retourna. Sans prévenir, il saisit Drawlight par sa veste et le tira à lui. Drawlight sentit l’haleine fétide de Strange sur son visage et pour la première fois distingua ses traits. La lumière des étoiles éclaira ses yeux hagards et féroces, d’où avaient disparu toute humanité, toute raison.
— Dis à Norrell que je viens ! siffla Strange. Allez, va !
Drawlight ne se le fit pas répéter. Il s’enfuit dans les ténèbres. Des corbeaux le poursuivirent. Il ne les voyait pas, mais entendait leurs battements d’ailes et sentait les courants d’air créés par ceux-ci. Au milieu d’un pont, il bascula soudain dans une lumière éblouissante. Dans l’instant, il fut entouré de chants d’oiseaux et de bruits de voix. Des hommes et des femmes marchaient en parlant et vaquaient à leurs occupations quotidiennes. Ici, pas de magie épouvantable, seulement le monde de tous les jours – le magnifique et merveilleux monde de tous les jours.
Les vêtements de Drawlight étaient encore trempés d’eau de mer, or il faisait un temps glacial. Il se trouvait dans un quartier qu’il ne reconnaissait pas. Personne ne se proposa pour l’aider, et il erra un long moment, perdu et épuisé. Finalement, il déboucha sur une place qui lui était familière et put enfin regagner la petite auberge où il louait une chambre. Le temps qu’il arrivât à destination, il était sans forces et frissonnant. Il se dévêtit et rinça le sel de son corps de son mieux. Puis il s’étendit sur son lit étroit.
La fièvre le cloua au lit pendant les deux jours qui suivirent. Ses rêves étaient des visions indescriptibles, remplies de ténèbres, de magie et des longues ères glaciaires de la Terre. Et pendant tout le temps où il dormit, il fut rempli d’effroi, de peur de se réveiller sous terre ou crucifié sur un arbre dénudé.