Au milieu du troisième jour, il avait repris suffisamment de forces pour se lever et descendre au port. Là, il trouva un navire anglais en partance pour Portsmouth. Il montra au capitaine les lettres et documents que Lascelles lui avait fournis, promettant une grosse somme au bâtiment qui le ramènerait en Angleterre et signés par deux des plus célèbres banquiers d’Europe.
Le cinquième jour, il était à bord d’un bateau à destination de l’Angleterre.
Une brume inconsistante et froide recouvrait Londres, reproduisant la froideur et l’inconsistance de l’existence de Stephen. Ces temps derniers, son ensorcellement lui pesait plus que jamais. La joie, la tendresse et la paix lui étaient désormais étrangères. Les seules émotions à percer les brumes de magie qui enveloppaient son cœur étaient de la sorte la plus amère : colère, rancune et déception. Entre lui et ses amis anglais, la division et l’éloignement s’aggravèrent encore. Le gentleman avait beau être un démon, quand il parlait de l’orgueil et de la suffisance des Anglais, Stephen avait peine à nier le bien-fondé de ses propos. Même le manoir des Illusions-perdues, si lugubre fût-il, était parfois un refuge accueillant contre l’arrogance et la malveillance anglaises ; là, au moins, Stephen n’avait jamais besoin de s’excuser d’être ce qu’il était ; il y avait toujours été traité en invité d’honneur.
Par ce jour d’hiver, Stephen se trouvait dans les écuries de Sir Walter Pole, dans Harley-street. Sir Walter avait récemment acheté un couple de très beaux lévriers, pour le plus grand plaisir de ses domestiques masculins, qui passaient une bonne partie de leur journée à aller admirer les bêtes et à discuter, avec des degrés divers de savoir et d’intelligence, de leurs exploits probables sur la piste. Stephen savait qu’il aurait dû mettre un terme à cette déplorable habitude, mais s’avisa que cela ne l’intéressait pas assez pour qu’il s’y employât. Ce jour-là, quand Robert, le valet de pied, l’avait invité à venir voir les lévriers, Stephen, loin de le tancer, avait enfilé son chapeau et sa redingote pour le suivre. À présent, il regardait Robert et les palefreniers s’extasier devant les chiens. Il avait l’impression d’être de l’autre côté d’un carreau sale et épais.
Soudain, les hommes se raidirent et sortirent à la file des écuries. Stephen frissonna. L’expérience lui avait appris qu’un comportement aussi peu naturel annonçait invariablement l’arrivée du gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon.
Le voilà déjà, illuminant les écuries sombres et exiguës de l’éclat argenté de sa chevelure, du brillant de ses yeux bleus et du vert vif de sa veste, débordant de paroles et de rires retentissants, sans douter un instant que Stephen fût aussi ravi de le voir que lui l’était de voir Stephen. Il était aussi content des chiens que les domestiques l’avaient été et mit Stephen en demeure de les admirer avec lui. Il leur parlait dans sa langue, et les bêtes sautaient et aboyaient de joie, manifestement plus séduites par lui que par tous ceux qu’elles avaient vus jusque-là.
Le gentleman déclara :
— Cela me rappelle une fois où, en 1413, je m’étais aventuré dans le Sud pour rendre visite au roi du sud de l’Angleterre. Le roi, un monarque aimable et valeureux, me présenta à sa cour, lui vantant mes nombreux et merveilleux hauts faits, mes royaumes étendus, ma nature chevaleresque, etc. L’un de ses vassaux, cependant, préféra ne pas écouter ce discours instructif et élevé. Lui et ses compagnons restaient là, à jaser et à rire entre eux. J’étais, comme vous pouvez l’imaginer, offensé par une telle attitude et fermement décidé à leur apprendre à vivre ! Le lendemain, ces rustres chassaient le lièvre non loin de Hatfield Forest. Les prenant tous à l’improviste, j’eus l’heureuse idée de transformer les hommes en lièvres et les lièvres en hommes. D’abord, les chiens mirent leurs maîtres en pièces ; ensuite, les lièvres, ayant désormais la forme d’hommes, s’avisèrent qu’ils pouvaient exercer une terrible vengeance sur les lévriers qui les avaient pourchassés et harcelés. – Le gentleman marqua un temps d’arrêt pour recevoir les louanges de Stephen sur son exploit mais, avant que Stephen eû pu prononcer un mot, le gentleman s’exclama : – Oh ! Avez-vous senti quelque chose ?
— Senti quoi, monsieur ? s’enquit Stephen.
— Toutes les portes ont tremblé !
Stephen jeta un coup d’œil aux portes des écuries.
— Non, pas ces portes-là ! s’impatienta le gentleman. Je parle des portes qui séparent l’Angleterre du reste ! On essaie de les ouvrir. Quelqu’un a parlé au ciel et ce n’était pas moi ! Quelqu’un commande aux pierres et aux rivières et ce n’est pas moi ! Qui ose ? Qui est-ce ? Venez !
Le gentleman empoigna Stephen par le bras et tous deux s’élevèrent dans les airs, comme s’ils étaient soudain au sommet d’une montagne ou d’une très haute tour. Les étables de Harley-street disparurent, un nouveau décor s’offrit aux yeux de Stephen, suivi d’un autre, et encore d’un autre. Voici un port hérissé d’une forêt de mâts… Il s’envola sous leurs pieds, aussitôt remplacé par une mer grise et glacée, où des navires toutes voiles dehors gîtaient sous le vent. Ensuite venait une cité ornée de flèches d’église et de ponts majestueux. Curieusement, presque aucune sensation de mouvement n’était perceptible. Le monde donnait l’impression de voler vers Stephen et le gentleman, alors qu’eux restaient immobiles. À ce moment-là se succédèrent des monts enneigés que de minuscules personnages gravissaient péniblement, puis un lac lisse comme un miroir, entouré de pics sombres, et enfin un plat pays semé de villes et de fleuves en miniature pareils à des jouets.
Quelque chose se profila devant eux. Au début, on eût cru un trait noir partageant le ciel en deux. Mais, au fur et à mesure qu’ils approchaient, cela devint une colonne noire qui montait sans fin de la terre.
Stephen et le gentleman vinrent se poser bien au-dessus de Venise (quant à ce qui pouvait leur servir de belvédère, Stephen ne voulait pas le savoir). Le soleil se couchait. Les rues et les édifices sous eux étaient obscurs ; la mer et le ciel étaient encore pleins d’une lumière où des tons de rose, de bleu laiteux, de topaze et de nacre se fondaient harmonieusement les uns dans les autres. La cité semblait flotter dans un vide radieux.
Si dans l’ensemble la colonne noire était lisse comme de l’obsidienne, juste à hauteur des toits de maison des volutes et des spirales de ténèbres se détachaient de sa surface avant de planer dans les airs. Quelle pouvait être leur nature ? Stephen était impuissant à l’imaginer.
— Est-ce de la fumée, monsieur ? La tour est-elle en feu ? demanda Stephen.
Le gentleman ne répondit pas. À mesure de leur progression, cependant, Stephen découvrit qu’il ne s’agissait pas de fumée. Une noire multitude s’envolait de la tour. Des corbeaux. Des milliers et des milliers de corbeaux. Ils quittaient Venise et repartaient par où étaient venus Stephen et le gentleman.
Un vol tournoya dans leur direction. Soudain l’air frémit des battements d’un millier d’ailes, en même temps qu’il retentissait de raclements et de tambourinements. Des nuages de poussière et de sable pénétraient dans les yeux, les narines et la bouche de Stephen. Il se pencha en avant et plaqua une main sur son nez pour ne pas sentir la puanteur.
Une fois qu’ils furent passés, il demanda avec stupeur :
— Qu’est-ce là, monsieur ?
— Des créatures du magicien, répondit le gentleman. Il les renvoie en Angleterre avec des instructions à l’intention du ciel, de la terre, des rivières et des montagnes. Il bat le rappel de tous les vieux alliés du roi. Bientôt ils se mettront au service des magiciens anglais plutôt qu’au mien ! – Il poussa un grand cri de colère et de désespoir mêlés. – Je l’ai châtié comme je n’avais jamais châtié mes ennemis auparavant ! Pourtant, il œuvre contre moi ! Pourquoi ne se résigne-t-il pas à son sort ? Pourquoi ne désespère-t-il pas ?