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— Je n’ai jamais ouï dire qu’il manquât de courage, monsieur, objecta Stephen. Au dire de chacun, il a accompli moult actes de bravoure dans la Péninsule.

— De courage ? De quoi parlez-vous ? Foin du courage ! C’est de la malice pure et simple ! Nous avons été négligents, Stephen ! Nous avons laissé les magiciens anglais prendre l’avantage sur nous. Nous devons trouver le moyen de les vaincre ! Nous devons redoubler d’efforts pour vous faire roi !

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Tempête et mensonges

Février 1817

La tante Greysteel avait loué à Padoue une maison d’où l’on avait vue sur le marché aux fruits et légumes. L’immeuble était très bien situé, et son loyer trimestriel coûtait seulement quatre-vingts sechinis (ce qui équivaut à peu près à trente-huit guinées). La tante Greysteel fut ravie de l’aubaine. Toutefois, lorsqu’on agit vite et avec détermination, il arrive que les doutes et les interrogations s’insinuent après coup, quand il est trop tard. Tel était le cas : la tante Greysteel et Flora avaient emménagé depuis moins d’une semaine que la tante commençait déjà à trouver à redire à leur nouveau logis et à se poser des questions sur son choix. Bien qu’anciennes et ravissantes, ses fenêtres gothiques étaient assez petites, et plusieurs d’entre elles se cachaient derrière des balcons de pierre ; en d’autres mots, les appartements étaient plutôt sombres. Cela n’eût posé aucun problème auparavant, mais le moral de Flora avait alors besoin d’être soutenu, et, songeait la tante Greysteel, l’obscurité et les ombres, fussent-elles pittoresques, n’étaient peut-être pas indiquées. En outre, la cour intérieure était entourée de statues de femmes qui, au fil des ans, avaient acquis de véritables voiles ou manteaux de lierre. Il n’était pas exagéré de prétendre que ces dames couraient le danger imminent de disparaître complètement et, chaque fois que la tante Greysteel posait les yeux sur elles, elle se rappelait la malheureuse épouse de Jonathan Strange, morte si jeune, et dans des conditions si mystérieuses, et dont le funeste destin avait fait perdre la raison à son époux. La tante Greysteel formait l’espoir que des idées aussi mélancoliques ne hantaient pas sa petite Flora.

Mais l’affaire avait été conclue, et la maison était devenue leur, de sorte que la tante Greysteel se mit en devoir de la rendre aussi gaie et coquette que possible. Dans ses efforts pour réconforter Flora, elle qui n’avait jamais gaspillé de chandelles ni de pétrole de sa vie, envoya l’avarice au diable. Il y avait un coin particulièrement sombre dans l’escalier, dont une marche tournait selon un drôle d’angle que nul n’eût pu prévoir ; de peur que quelqu’un ne tombât et ne se rompît le cou, la tante insista pour qu’une lampe fût dressée sur une étagère juste au-dessus de la marche. Ladite lampe brûlait jour et nuit, un affront personnel à Bonifazia, la vieille bonne italienne qui venait avec la maison et était encore plus économe que la tante Greysteel.

Bonifazia était une excellente domestique, bien qu’encline au dénigrement et à d’interminables protestations pour expliquer pourquoi les instructions qu’elle venait de recevoir étaient abusives ou irréalisables. Elle était aidée dans sa charge par un garçon influençable et attardé du nom de Minichello, qui accueillait tout ordre par un marmonnement sourd de mots dialectaux, impossibles à entendre. Bonifazia traitait Minichello avec un tel mépris et une telle familiarité que la tante Greysteel pensa qu’ils devaient être apparentés, quoiqu’elle manquât encore de renseignements précis sur ce point.

Aussi, entre les nouveaux aménagements de la maison, les batailles quotidiennes avec Bonifazia et toutes les découvertes, agréables ou non, qui accompagnaient un séjour dans une nouvelle ville, les journées de la tante Greysteel étaient-elles bien remplies ; mais son premier devoir, à l’époque, et le plus sacré, était d’essayer de trouver des distractions à Flora. Celle-ci avait pris l’habitude du silence et de la solitude. Si sa tante lui parlait, elle répondait sur un ton plutôt enjoué, néanmoins rares étaient les conversations qu’elle-même commençait. À Venise, Flora avait été la principale instigatrice de tous leurs plaisirs ; désormais elle se rangeait simplement aux projets d’excursion proposés par sa tante. Elle préférait les occupations qui n’exigeaient pas de compagnie. Elle se promenait seule, s’adonnait à la lecture, s’installait au salon ou au soleil, dont les pâles rayons pénétraient parfois dans leur petite cour aux alentours d’une heure. Elle était moins expansive et moins confiante qu’autrefois ; on avait le sentiment que quelqu’un – pas nécessairement Jonathan Strange ! – l’avait déçue et qu’elle s’était résolue à être moins indépendante à l’avenir.

Lors de la première semaine de février, un gros orage éclata à Padoue. Cela se passa à la mi-journée. L’orage survint très soudainement de l’est (la direction de Venise et de la mer). Les vieux messieurs qui fréquentaient les cafés de la ville affirmaient qu’il n’y avait eu aucun signe avant-coureur. D’autres n’étaient pas très portés à faire cas de cette circonstance ; après tout, on était en hiver, et les tempêtes étaient prévisibles.

Tout d’abord, un coup de vent balaya la ville. Il n’était pas respectueux des portes ou des fenêtres, ce vent. Il trouvait des fentes dont nul ne connaissait l’existence, et il soufflait presque aussi fort à l’intérieur des maisons qu’à l’extérieur. La tante Greysteel et Flora se tenaient ensemble au petit salon du premier étage. Les carreaux de la fenêtre se mirent à trembler et les pampilles en cristal du lustre tintinnabulèrent. Puis les feuillets d’une lettre que la tante Greysteel écrivait lui échappèrent des mains et voletèrent à travers la pièce. De l’autre côté de la fenêtre, les deux s’obscurcirent et il fit noir comme en pleine nuit ; des rideaux de pluie opaque s’abattirent sur la ville.

Bonifazia et Minichello pénétrèrent au salon. Ils venaient sous prétexte de s’informer des souhaits de la tante concernant la tempête, mais à la vérité Bonifazia désirait joindre ses exclamations de stupéfaction devant la violence du vent et de la pluie à celles de la tante (et elles formaient un fameux duo, bien que dans des langues différentes !). Minichello avait sans doute suivi Bonifazia ; il contemplait la tempête d’un air morne, soupçonnant apparemment qu’elle avait été arrangée dans le but exprès de lui donner du travail.

La tante Greysteel, Bonifazia et Minichello étaient tous les trois à la fenêtre, quand ils virent le premier éclair qui transforma leur décor familier en un tableau on ne peut plus gothique et inquiétant, baigné d’une lumière blafarde surnaturelle et d’ombres inattendues. Celui-ci fut suivi d’un coup de tonnerre qui ébranla toute la pièce. Bonifazia marmonnait des Ave Maria et en appelait à tous les saints. La tante Greysteel, également alarmée, eût été peut-être bien contente d’avoir le même refuge, mais, membre de la communion de l’Église anglicane, elle pouvait seulement s’exclamer : « Mon Dieu ! », « Ma parole ! » ou encore « Seigneur ! », ce qui ne lui apportait guère de réconfort.

— Flora, mon cœur, articula-t-elle d’une voix qui chevrotait légèrement, j’espère que vous n’êtes pas effrayée. Cet orage est épouvantable.