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Flora s’approcha de la fenêtre et, prenant la main de sa tante, lui assura qu’il allait certainement s’éloigner bientôt. Un nouvel éclair illumina la ville. Flora lâcha la main de sa tante, ouvrit la fenêtre et se précipita sur le balcon.

— Flora ! s’écria la tante Greysteel.

La jeune fille se penchait dans les ténèbres rugissantes, les mains accrochées à la balustrade, indifférente à la pluie qui trempait sa robe ou au vent qui tordait ses cheveux.

— Mon ange ! Flora ! Flora ! Viens à l’abri !

Flora se retourna pour lancer à sa tante quelques mots que les autres n’entendirent pas.

Minichello la suivit sur le balcon et, avec une étonnante délicatesse, mais sans sortir un instant de sa morosité naturelle, il réussit à la ramener à l’abri en utilisant ses grandes mains plates pour la guider, comme les bergers élèvent des clôtures pour canaliser leurs bêtes.

— Ne voyez-vous donc rien ? s’exclama Flora. Il y a quelqu’un en bas ! Là, au coin de la rue ! Savez-vous qui c’est ? J’ai pensé…

Elle se tut brusquement et, quel que fût l’objet de ses pensées, elle ne le leur révéla pas.

— Voyons, mon cœur, j’espère que vous vous méprenez. Je plains quiconque est dehors par ce temps. J’espère qu’il saura trouver où s’abriter dès que possible. Oh, Flora ! Vous êtes tellement mouillée !

Bonifazia alla quérir des serviettes, puis elle et la tante Greysteel s’employèrent immédiatement à sécher la robe de Flora, en faisant pirouetter celle-ci entre elles, tentant parfois de la tourner dans des sens contraires. Toutes les deux donnaient également à Minichello des instructions impérieuses, la tante dans un italien hésitant et pourtant pressant, et Bonifazia dans son volubile dialecte vénitien. Les instructions, comme les pirouettes, étaient peut-être bien contradictoires, car Minichello se bornait à les observer d’un œil torve.

Flora regarda dans la rue, par-dessus les têtes inclinées des deux femmes. Encore un éclair. Elle se raidit, électrisée, et, l’instant d’après, se dégageait des griffes de sa tante et de la bonne pour se ruer hors du salon.

Ils n’eurent pas le temps de se demander où elle allait. Une agitation domestique titanesque occupa la demi-heure suivante : Minichello se battait avec les persiennes, malgré l’orage ; Bonifazia tâtonnait dans le noir, en quête de chandelles ; la tante Greysteel, elle, s’avisait que le mot italien qu’elle avait employé pour dire « persienne » signifiait en fait « parchemin ». Chacun des trois perdit à tour de rôle son sang-froid. Et la tante Greysteel n’eut guère le sentiment que la situation s’améliorait quand toutes les cloches de la ville se mirent à sonner à la fois, en vertu de la croyance que les cloches (étant des objets bénis) pouvaient chasser les orages et le tonnerre (qui étaient manifestement l’œuvre du diable).

Enfin la maison fut bien fermée – ou peu s’en fallait. La tante Greysteel laissa Bonifazia et Minichello terminer le travail et, oubliant qu’elle avait vu Flora quitter le salon, elle y retourna avec une chandelle pour chercher sa nièce. Flora n’était pas là. La tante Greysteel remarqua que Minichello n’avait toujours pas fermé les persiennes de cette pièce.

Elle gravit l’escalier menant à la chambre à coucher de Flora : sa nièce n’y était pas non plus. Pas plus qu’elle ne se trouvait dans la petite salle à manger, ni dans la chambre de sa tante, ni dans l’autre salon, plus petit, où toutes deux se retiraient parfois après dîner. Ensuite, la cuisine, le vestibule et la chambre du jardinier furent successivement inspectés. Flora demeurait introuvable.

La tante Greysteel commençait à s’inquiéter sérieusement. Une cruelle petite voix chuchotait à son oreille que, quel que fût le sort mystérieux qui avait frappé l’épouse de Jonathan Strange, tout avait commencé quand elle avait disparu subitement dans une tempête de neige.

« C’était de la neige, pas de la pluie », se raisonna-t-elle. En déambulant dans la maison à la recherche de Flora, elle ne cessait de se répéter : « De la neige, pas de la pluie. De la neige, pas de la pluie… » Puis elle songea : « Elle était peut-être au salon depuis le début. Il faisait si sombre, et elle est si silencieuse, je ne l’ai peut-être pas vue… »

Elle retourna donc au salon, auquel un nouvel éclair donna un aspect lunaire. Les murs prirent une blancheur spectrale ; le mobilier et d’autres objets devinrent gris, comme s’ils avaient été transformés en pierre. Dans un sursaut d’horreur, la tante Greysteel prit conscience d’une seconde présence dans la pièce : une femme, mais qui n’était pas Flora. Une femme debout, vêtue d’une toilette sombre et démodée, qui la regardait, un bougeoir à la main. Une femme dont le visage était dans l’ombre et dont les traits restaient donc indistincts.

La tante Greysteel se sentit glacée.

Un grondement de tonnerre retentit, puis les ténèbres s’épaissirent, trouées seulement de deux flammes de chandelle. Pourtant, celle de l’inconnue n’éclairait rien. Encore plus bizarre, le salon donnait l’impression de s’être mystérieusement agrandi ; la femme et sa chandelle étaient étrangement loin de la tante Greysteel.

— Qui est là ? cria la tante Greysteel.

Personne ne répondit.

« Naturellement, se dit-elle, elle est italienne. Je dois lui parler en italien. Elle s’est peut-être trompée de maison dans l’affolement créé par l’orage. » Mais, en dépit de tous ses efforts, pas un seul mot d’italien ne lui vint à l’esprit.

Encore un éclair. La femme réapparut à la même place, face à la tante Greysteel. « C’est le fantôme de l’épouse de Jonathan Strange ! » songea celle-ci. Elle avança d’un pas, l’inconnue aussi. Soudain la compréhension et le soulagement l’envahirent à proportion. « C’est un miroir ! Oh ! Suis-je sotte ! suis-je sotte ! Avoir peur de mon propre reflet ! » Elle était si soulagée qu’elle faillit éclater de rire ; elle se reprit aussitôt. Il n’y avait aucune sottise à concevoir de l’effroi, absolument aucune sottise. Il n’y avait jamais eu de miroir dans ce coin jusqu’à présent.

L’éclair suivant illumina le miroir, laid et beaucoup trop important pour le petit salon. La tante Greysteel était sûre de ne l’avoir jamais vu de sa vie.

Elle se précipita hors de la pièce, avec le sentiment qu’elle aurait les idées plus claires loin de la vue de ce funeste miroir. Elle était déjà à mi-escalier, quand du bruit qui provenait de la chambre de Flora l’incita à ouvrir la porte pour regarder à l’intérieur.

Flora était là. Elle avait allumé les chandelles qu’on lui avait préparées et était en train de retirer sa robe par la tête. Le vêtement était trempé, son jupon et ses bas ne valaient guère mieux. Ses bottines s’entassaient par terre à côté du lit, crottées et gâtées par la pluie.

Flora regarda sa tante avec une expression où se mêlaient la culpabilité, l’embarras, la méfiance et plusieurs autres émotions plus indéchiffrables.

— Rien ! Rien ! cria-t-elle.

Sans doute était-ce la réponse à une question qu’elle escomptait de la part de sa tante, cependant la tante Greysteel ne put que balbutier :

— Oh, ma chère ! Où étiez-vous passée ? Qu’est-ce qui a pu vous pousser à sortir par un tel temps ?

— Je suis allée acheter du fil de soie à broder.

La tante Greysteel avait dû montrer son étonnement à ces mots, car Flora ajouta d’un ton indécis :

— Je ne pensais pas que la pluie durerait aussi longtemps.

— Voyons, mon cœur, vous ne m’ôterez pas de l’esprit que vous avez agi étourdiment. Vous avez dû avoir grand-peur ! Était-ce là la raison de vos larmes ?