— Des larmes ? Non, non ! Vous vous méprenez, ma tante ! Je n’ai pas pleuré. C’est la pluie, voilà tout.
— Mais vous…
La tante Greysteel s’interrompit. Elle allait dire « vous pleurez en ce moment même », quand Flora secoua la tête et se détourna.
Pour une raison inconnue, la jeune fille avait noué son châle en balluchon, et la tante Greysteel pensa que, si tel n’avait pas été le cas, le châle l’aurait un peu protégée de la pluie et elle n’eût pas été aussi mouillée. Flora sortit du ballot une petite fiole remplie d’un liquide de couleur ambrée. Elle ouvrit un tiroir, la glissa à l’intérieur.
— Flora ! Il s’est produit quelque chose de très singulier. Je ne sais comment vous expliquer, il y a un miroir…
— Oui, je sais, se hâta de répondre Flora. Il est à moi.
— Il est à vous ! – La tante Greysteel était plus perplexe que jamais. Un silence de quelques minutes s’écoula. – Où l’avez-vous acheté ? demanda-t-elle, ne trouvant pas autre chose à dire.
— Je ne me rappelle plus très bien. On a dû le livrer tout à l’heure.
— Enfin, personne ne livrerait de la marchandise en plein orage ! Et si quelqu’un avait été assez bête pour s’y risquer, il aurait heurté à la porte… et n’aurait pas fait tant de secrets.
Flora ne formula aucune objection à ces arguments on ne peut plus sensés.
La tante Greysteel ne regrettait pas de changer de sujet de conversation. Elle avait son content d’orages, de frayeurs et de miroirs imprévus. La question du pourquoi de l’apparition du miroir étant désormais résolue, elle mit momentanément de côté l’examen des circonstances de cette apparition. Elle était soulagée de pouvoir se rabattre sur les sujets plus bénins de la robe de Flora, des bottines de Flora, des risques que Flora courait d’attraper un rhume, et de la nécessité pour Flora de se sécher immédiatement et de mettre sa robe de chambre pour venir s’asseoir au coin de la cheminée du salon et manger une collation chaude.
Quand elles se retrouvèrent toutes deux au salon, la tante Greysteel déclara :
— Regardez ! L’orage est presque passé. On croirait qu’il repart vers la côte. Que c’est curieux ! Je pensais qu’il en venait. J’imagine que vos fils de soie ont été gâtés par la pluie comme tout le reste…
— Des fils de soie ? répéta Flora, avant que la mémoire lui fût revenue. Oh ! Je ne suis pas arrivée jusqu’à la boutique. C’était, comme vous dites, une étourderie de ma part.
— Eh bien, nous pouvons sortir plus tard pour quérir ce qu’il vous faut. Comme je plains ces pauvres gens du marché ! Tous les étals ont dû être dévastés. Bonifazia prépare votre gruau d’avoine, mon cœur. Je me demande si je lui ai recommandé de prendre le lait frais.
— Je ne m’en souviens pas, ma tante.
— Je ferais mieux d’aller vérifier.
— Je puis y aller moi aussi, proposa Flora, faisant mine de se lever.
Sa tante ne voulut rien entendre. Flora devait demeurer exactement là où elle était, au coin du feu, les pieds sur un repose-pieds.
Le temps s’éclaircissait déjà. Avant de se rendre à la cuisine, la tante Greysteel examina le miroir. Il était très grand et tarabiscoté, le type de miroir que l’on fabriquait sur l’île de Murano, dans la lagune de Venise.
— J’avoue que je suis surprise que vous aimiez ce miroir, Flora. Il est surchargé d’ornements et de fleurons en verre. En général, vous préférez plus de simplicité.
Flora soupira, puis allégua qu’elle pensait avoir pris goût à la splendeur et au raffinement depuis son arrivée en Italie.
— A-t-il coûté cher ? s’enquit la tante Greysteel. Il semblerait.
— Non, pas cher du tout.
— Enfin, c’est toujours cela, n’est-ce pas ?
La tante Greysteel descendit à la cuisine. Elle se sentait remise de ses émotions et était persuadée que la série de chocs et d’alarmes successives dont la matinée avait paru composée était désormais finie. En quoi elle se trompait du tout au tout.
Deux hommes qu’elle n’avait jamais vus se tenaient à la cuisine, avec Bonifazia et Minichello. Apparemment, la domestique ne s’était pas attelée à la préparation du gruau de Flora. Elle n’avait même pas sorti les flocons d’avoine et le lait de la dépense.
Dès qu’elle eut posé ses yeux sur la tante Greysteel, Bonifazia la prit par le bras et se répandit en un flot passionné de mots dialectaux. Elle parlait de l’orage – jusque-là c’était clair – et accusait le diable ; à part cela la tante Greysteel comprit très peu de choses. À son vif étonnement, Minichello l’aida à s’y retrouver. Dans un semblant d’anglais très correct, il proféra :
— Le magicien angless récolte la tempête, le magicien angless récolte la tempesta.
— Je vous demande pardon ?
Malgré les fréquentes interruptions de Bonifazia et des deux inconnus, Minichello l’informa qu’au cœur de l’orage, en levant la tête, d’aucuns avaient distingué une crevasse entre les nuages noirs. Mais ce qu’ils avaient entrevu par la crevasse les avait stupéfiés, et terrifiés aussi : un ciel noir de minuit, criblé d’étoiles, remplaçait le limpide azur de leurs attentes. L’orage n’était pas naturel ; il avait été provoqué afin de cacher l’approche de la colonne de Ténèbres de Strange.
Cette nouvelle courut bientôt dans toute la ville, et les citoyens en furent grandement troublés. Jusque-là la colonne de Ténèbres avait été une monstruosité confinée à Venise, cité qui semblait – aux Padouans, du moins – un décor propice aux monstruosités. Désormais il était clair que Strange était resté à Venise par choix plutôt que par enchantement. Toutes les villes d’Italie – toutes les villes du monde pouvaient se retrouver soudain envahies par les Ténèbres éternelles. Cette perspective, déjà détestable, était bien pire pour la tante Greysteel ; à la peur que Strange lui inspirait s’ajoutait la fâcheuse conviction que Flora avait menti. Elle s’interrogeait pour savoir s’il était plus probable que sa nièce avait menti parce qu’elle était victime d’un sortilège, ou parce que son affection pour Strange avait ébranlé ses principes. Elle ne savait pas quelle solution était la plus odieuse.
Elle écrivit à son frère resté à Venise pour le supplier de venir. En attendant, elle avait décidé de se taire. Pendant le reste de la journée, elle observa attentivement Flora. Celle-ci était à peu près comme d’habitude, sauf que son comportement envers sa tante se teintait parfois de contrition, sans motif apparent.
À une heure, le lendemain – soit quelques heures avant que la lettre de la tante Greysteel eût pu l’atteindre – le Dr Greysteel débarqua de Venise, accompagné de Frank. Ils lui apprirent que ce n’était un secret pour personne à Venise que Strange avait quitté la paroisse de Santa Maria Zobenigo pour rejoindre la terraferma. De nombreux points de la cité, en effet, on avait vu la colonne de Ténèbres se déplacer sur la mer. Sa surface tremblotait, et des volutes et des spirales de ténèbres s’y agglutinaient ou s’en détachaient, si bien qu’on l’eût crue faite de flammes noires. Comment Strange avait-il franchi les flots ? S’il avait traversé en bateau ou si son voyage avait été de la pure magie, nul ne le savait. L’orage derrière lequel il avait tenté de dissimuler sa venue n’avait été provoqué qu’à son arrivée à Strà, à huit milles de Padoue.
— Je ne le fréquenterais pour rien au monde, vous dis-je, Louisa, déclara le Dr Greysteel. Tout le monde s’est sauvé à son approche. De Mestre à Strà, il n’a pas dû voir âme qui vive. Juste des rues silencieuses et des campagnes abandonnées. Dorénavant, le monde est un désert pour lui.