Quelques instants auparavant, la tante Greysteel pensait à Strange avec des sentiments peu tendres, cependant le tableau brossé par son frère était si affreux que les larmes lui montèrent aux yeux.
— Et où est-il maintenant ? s’enquit-elle d’un ton radouci.
— Il a regagné son logis de Santa Maria Zobenigo. Tout est exactement comme avant. Aussitôt que nous avons appris qu’il se trouvait à Padoue, j’ai deviné son dessein. Nous nous sommes mis en route dès que possible. Comment se porte notre Flora ?
Flora était au salon. Elle y attendait son père ; en fait, elle paraissait soulagée que l’heure du face-à-face fût venue. Le Dr Greysteel eut à peine posé la première question qu’elle se lança dans sa confession. C’était l’épanchement d’un cœur gros de chagrin. Ses larmes coulèrent d’abondance, et elle avoua avoir revu Strange. Elle l’avait aperçu dans la rue en contrebas et, sachant qu’il l’attendait, s’était précipitée hors de la maison pour courir à sa rencontre.
— Je vais tout vous expliquer, je vous le promets, l’assura-t-elle. Mais pas encore. Je n’ai rien fait de mal – elle s’empourpra – à part les mensonges que j’ai dits à ma tante, que je regrette beaucoup. Mais ces secrets ne m’appartiennent pas.
— Pourquoi ces secrets, quels qu’ils soient, Flora ? insista son père. Cela ne vous prouve-t-il pas que quelque chose ne va pas ? Celui qui a des intentions honorables n’a pas de secrets. Il agit au grand jour.
— Oui, je pense… Pourtant cette règle ne s’applique pas aux magiciens ! Mr Strange a des ennemis. Cet affreux vieil homme à Londres et bien d’autres encore ! Vous ne devez pas me reprocher de mal agir. J’ai tenté mon possible pour bien faire et je crois y être parvenue ! Voyez-vous, il existe une sorte de magie qu’il pratique et qui le détruit… Et hier je l’ai convaincu d’y renoncer. Il m’a promis de l’arrêter complètement.
— Flora ! reprit tristement son père. Votre comportement me peine plus que tout le reste. Que vous dussiez vous considérer comme étant en droit d’exiger de lui des promesses, voilà qui mérite des explications ! Je suis sûr que vous en êtes consciente. Ma chérie, vous êtes-vous promise à lui ?
— Non, papa ! – Nouvelle crise de larmes. Il lui fallut beaucoup de caresses de sa tante pour retrouver un calme relatif. Quand elle put de nouveau s’exprimer, elle poursuivit : – Nous n’avons contracté aucun engagement. Il est vrai que je lui ai été attachée autrefois. Mais tout cela est bel et bien fini. Vous ne devez pas mettre ma parole en doute ! C’est par amitié que je lui ai demandé de me faire cette promesse. Et par égard pour son épouse. Il pense agir dans son intérêt, toutefois je sais qu’elle ne voudrait pas qu’il se livrât à une magie aussi nocive pour sa santé et sa raison, quel que soit son but, aussi désespérée que soit la situation ! Elle n’est plus là pour le guider dans ses actes, alors il m’incombait de lui parler en son nom.
Le Dr Greysteel demeura silencieux.
— Flora, commença-t-il au bout d’une minute ou deux, vous oubliez, ma chérie, que je l’ai vu souvent à Venise. Il n’est pas en état de tenir ses promesses. Il ne se rappellera même pas quelles promesses il a pu faire !
— Oh, que si ! J’ai pris des dispositions pour qu’il les tienne.
Un nouveau flot de larmes montra qu’elle n’était pas aussi insensible qu’elle le prétendait. Néanmoins, elle en avait assez dit pour rassurer un tantinet son père et sa tante. Ils furent convaincus que son attachement pour Jonathan Strange devait tôt ou tard venir à son terme naturel. Comme la tante Greysteel le formula plus tard ce soir-là, Flora n’était pas le genre de fille à soupirer des années après un amour impossible ; elle était une créature trop rationnelle.
Maintenant qu’ils étaient de nouveau réunis, le Dr Greysteel et la tante Greysteel étaient impatients de reprendre leurs pérégrinations. La tante souhaitait aller à Rome afin de visiter les monuments et les vestiges anciens dont ils avaient entendu vanter le caractère remarquable. Flora, elle, n’était plus intéressée par les ruines ou les œuvres d’art. Elle était heureuse là où elle était, répétait-elle. La plupart du temps, à moins d’y être contrainte, elle ne voulait pas sortir de la maison. Quand ses parents lui proposaient une excursion ou la visite d’une église abritant un autel Renaissance, elle refusait de les accompagner. Elle invoquait la pluie ou la saleté des rues, motifs bien fondés ; il plut abondamment à Padoue cet hiver-là, sauf que la pluie ne l’avait jamais troublée auparavant.
Sa tante et son père se montrèrent patients, même si le Dr Greysteel en particulier la trouvait saumâtre. Il n’était pas venu en Italie pour rester assis tranquillement dans des appartements la moitié moins grands que les salons de sa confortable demeure du Wiltshire. En privé, il grommelait qu’il était parfaitement possible, et aussi bien moins onéreux, de broder ou de lire des romans dans le Wiltshire (tels étaient désormais les passe-temps favoris de Flora) ; la tante Greysteel le tançait et lui imposait silence. Si c’était là la manière dont Flora se disposait à pleurer Jonathan Strange, alors ils devaient la laisser.
Flora proposa pourtant une excursion, d’une sorte bien étrange. Le Dr Greysteel était à Padoue depuis une semaine environ, quand elle annonça qu’elle avait grande envie de prendre la mer.
Songeait-elle à une croisière ? demandèrent-ils. Rien ne les empêchait de gagner Rome ou Naples par mer.
Elle ne songeait pas à une croisière, elle ne désirait pas quitter Padoue. Non, elle eût aimé faire une sortie à bord d’un voilier ou de toute autre embarcation. Une sortie d’une heure ou deux, peut-être moins. Elle souhaitait s’embarquer sans attendre. Le lendemain, ils se rendaient dans un petit village de pêcheurs.
Le village n’avait en soi aucun intérêt particulier, qu’il s’agisse d’emplacement, de vue, d’architecture ou d’histoire ; en réalité, il présentait très peu d’attraits, hormis sa proximité avec Padoue. Le Dr Greysteel prit des renseignements chez le petit marchand de vins, puis au presbytère, jusqu’à ce qu’on l’eût lancé sur la piste de deux gaillards sérieux qui acceptassent de les emmener en mer. Les hommes n’avaient rien contre l’argent du Dr Greysteel ; néanmoins, ils se sentirent obligés de lui signaler qu’il n’y avait rien à voir et que le beau temps n’y aurait rien changé. Car il ne faisait pas beau ; il pleuvait, assez fort pour rendre une excursion en mer des plus inconfortables, pas assez pour dissiper l’épaisse brume grise.
— Êtes-vous sûre, mon cœur, que tel est bien votre désir ? s’enquit la tante Greysteel. Le lieu est sinistre et le bateau empeste le poisson.
— On ne peut plus sûre, ma tante, répondit Flora, qui monta à bord et s’installa à un bout.
Sa tante et son père lui emboîtèrent le pas. Les pêcheurs, embarrassés, mirent à la voile jusqu’au moment où l’on ne vit plus, dans toutes les directions, qu’une ondoyante masse de flots gris, limitée par des murailles de brume d’un gris plus terne. Dans l’expectative, les pêcheurs regardèrent le Dr Greysteel. Ce dernier, à son tour, fixa Flora d’un air interrogateur.
Flora ne les voyait pas. Appuyée à la coque de la barque, elle était assise dans une attitude pensive. Son bras droit était tendu au-dessus de l’eau.
— Je la sens encore ! s’écria le Dr Greysteel.
— Vous sentez quoi encore ? s’enquit la tante Greysteel avec humeur.
— Cette odeur de chats et de moisi ! L’odeur de la chambre de la vieille dame. La vieille dame du Cannaregio à qui nous avons rendu visite. Y a-t-il un chat à bord ?