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Sa question n’avait pas de sens. Aucun recoin de la barque de pêche n’était dissimulé aux regards ; il n’y avait pas de chat.

— Quelque chose ne va pas ? s’enquit la tante Greysteel, qui n’aimait pas beaucoup la posture de Flora. Êtes-vous souffrante ?

— Non, ma tante, dit Flora, se redressant et rajustant son parapluie. Je vais bien. Nous pouvons rentrer maintenant si vous voulez.

L’espace d’un instant, la tante Greysteel vit une petite fiole flotter sur les flots, une fiole sans bouchon. Puis celle-ci coula à pic et disparut à jamais.

Pendant de nombreuses semaines, cette curieuse excursion devait être la dernière fois où Flora montra une inclination à sortir. Parfois, la tante Greysteel tentait de l’inciter à s’installer dans le fauteuil devant la fenêtre pour voir ce qui se passait dans la rue. La rue italienne, en effet, offre souvent des saynètes amusantes. Mais Flora préférait une bergère dans un coin sombre, sous le mystérieux miroir, et elle prit l’étrange habitude de comparer l’image du salon contenue dans ce miroir et le salon tel qu’il était en réalité. Elle pouvait, par exemple, s’intéresser soudain à un châle abandonné sur un siège et, après avoir consulté son reflet, déclarer :

— Ce châle a l’air différent dans le miroir.

— Vraiment ? répondait sa tante, perplexe.

— Oui. Il a l’air brun dans la glace, alors qu’il est bleu en réalité. Ne trouvez-vous pas ?

— Eh bien, mon cœur, je suis sûre que vous avez raison, pourtant il me paraît exactement pareil.

— Oui, admettait alors Flora avec un soupir. Vous avez raison.

61

L’arbre parle à la pierre, la pierre parle à l’eau

Janvier – février 1817

Si la destruction du livre de Strange par Mr Norrell avait dressé l’opinion publique contre ce dernier, elle l’avait aussi rendue favorable à son élève. On établit des comparaisons, en public comme en privé, entre les deux magiciens. Strange était ouvert, courageux et actif, alors que le secret constituait les tenants et aboutissants de la personnalité de Mr Norrell. Et l’on n’avait pas oublié non plus la façon dont, pendant que Strange servait son pays dans la Péninsule, Norrell avait racheté tous les ouvrages de magie de la bibliothèque du duc de Roxburghe afin que nul autre que lui ne pût les lire. À la mi-janvier, cependant, les gazettes étaient pleines de bulletins sur la folie de Strange, de descriptions de la Tour noire et de spéculations sur la nature de la magie qui le retenait là-bas. Un Anglais du nom de Lister s’était trouvé à Mestre, sur la côte italienne, le jour où Strange avait quitté Venise pour Padoue. Mr Lister avait assisté au passage de la colonne de Ténèbres sur la mer et avait envoyé une dépêche en Angleterre ; trois semaines plus tard, des articles paraissaient dans plusieurs journaux londoniens pour relater la manière silencieuse dont elle avait glissé sur la face des eaux. En l’espace de quelques mois, Strange était devenu un objet d’horreur pour ses compatriotes : un être maudit, à peine humain.

Néanmoins, la subite disgrâce de Strange ne profita guère à Mr Norrell. Il ne reçut pas de nouveaux mandats du cabinet ; pis encore, des missions d’autres provenances furent annulées. Au début de janvier, le doyen de la cathédrale Saint Paul avait demandé si Mr Norrell ne serait pas en mesure de découvrir le lieu d’inhumation d’une certaine jeune trépassée. Le frère de la défunte souhaitait ériger un nouveau monument funéraire à tous les membres de sa famille. Cela impliquait de déplacer le cercueil de la jeune femme. Le doyen et le chapitre, très embarrassés, s’étaient avisés que son lieu de sépulture avait été noté de manière erronée, et ils ignoraient où il pouvait être. Mr Norrell leur avait assuré que c’était l’enfance de l’art de la retrouver. Dès que le doyen lui aurait donné le nom de la demoiselle ainsi qu’un ou deux autres détails, il se livrerait à sa magie. Mais le doyen ne communiqua jamais son nom à Mr Norrell. À sa place, une lettre gauchement tournée était arrivée, où le doyen, avec maintes excuses et circonlocutions, soutenait avoir été récemment frappé par l’inconvenance qu’il y avait, pour des ecclésiastiques, à recourir à des magiciens.

Lascelles et Norrell convinrent que la situation était inquiétante.

— Il sera difficile de poursuivre la restauration de la magie anglaise en l’absence de toute nouvelle magie, déclara Lascelles. Face à une situation aussi critique, il est impératif de rappeler votre nom et vos réalisations à la mémoire du public.

Lascelles rédigea donc des articles pour les gazettes et dénonça Strange dans toutes les revues de magie. Il saisit aussi l’occasion pour passer en revue toute la magie réalisée par Mr Norrell au cours des dix années précédentes et suggérer des perfectionnements. Il décida que Mr Norrell et lui devaient descendre à Brighton pour étudier le mur de sortilèges que le maître et Jonathan avaient édifié le long des côtes de Grande-Bretagne. Cette entreprise occupait la majeure partie du temps de Mr Norrell depuis ces deux dernières années et avait déjà coûté au gouvernement d’énormes sommes d’argent.

Aussi, par un jour venteux et particulièrement glacé de février, ils se trouvaient ensemble à Brighton et contemplaient une vaste étendue de mornes flots gris.

— Votre mur est invisible, dit Lascelles.

— Invisible, oui ! concéda Mr Norrell avec impatience. Nullement moins efficace pour autant ! Il protégera les falaises de l’érosion, les habitations de la tempête, il empêchera le bétail d’être emporté et fera chavirer tous les ennemis de la Bretagne qui tenteraient d’accoster.

— N’auriez-vous pas dû disposer des fanaux à intervalles réguliers pour rappeler aux gens que votre muraille enchantée est toujours là ? Des flammes flottant mystérieusement sur la face des flots ? Des colonnes formées d’eau de mer ? Quelque chose dans ce goût ?

— Oh, assurément ! acquiesça Mr Norrell. Je pourrais créer les illusions magiques que vous citez. Elles ne sont pas difficiles à produire, cependant vous devez comprendre qu’elles seraient purement ornementales. Elles ne renforceraient aucunement la magie, elles n’auraient aucun effet pratique.

— Leur effet, le reprit sévèrement Lascelles, serait de rappeler constamment au spectateur les œuvres du grand Mr Norrell. Elles feraient savoir au peuple britannique que vous êtes toujours le défenseur de la nation, l’éternel vigile qui veille sur eux pendant qu’ils vaquent à leurs affaires. Cela vous vaudrait dix, vingt articles dans les publications de magie !

— Pas possible ? s’étonna Mr Norrell, qui se promit à l’avenir de garder toujours présent à l’esprit la nécessité de se livrer à son art pour exciter l’imagination populaire.

Ce soir-là, ils logèrent à l’ Old Ship Tavern et rentrèrent à Londres le lendemain matin. En règle générale, Mr Norrell détestait les longs voyages. Bien que son équipage fût un exemple supérieur de l’art des fabricants de voitures, avec tout ce qu’il fallait en matière de ressorts métalliques et de banquettes bien rembourrées, le vieux magicien se ressentait du moindre cahot et du moindre creux de la route. Au bout d’une demi-heure environ, il souffrait de douleurs du dos, de maux de tête et de nausées. Ce matin-là, pourtant, il n’accorda guère de pensée à son dos ou à son estomac. Depuis l’instant où il avait quitté l’ Old Ship, il était dans un curieux état de fébrilité, assailli d’idées incongrues et de vagues craintes.

Par la vitre de la voiture, il aperçut quantité de grands oiseaux noirs, des corbeaux ou des corneilles, il n’eût su dire, et son cœur de magicien y reconnut un signe. Sur le ciel blême d’hiver, ils tournaient et tournoyaient, et ouvraient leurs ailes comme autant de mains noires ; ce faisant, chacun devenait une incarnation vivante du Corbeau-en-vol, l’étendard de John Uskglass. Mr Norrell demanda à Lascelles s’il trouvait les volatiles plus nombreux que d’habitude ; Lascelles répondit qu’il ne savait pas. Après les oiseaux, les grandes flaques gelées éparpillées dans les champs obsédèrent l’imagination du vieux magicien. Tandis que la voiture longeait la route, chaque flaque devint un miroir argenté pour le ciel blanc hivernal. Aux yeux d’un magicien, il n’y a guère de différence entre un miroir et une porte. L’Angleterre semblait disparaître peu à peu sous ses yeux. Il avait l’impression qu’il pourrait franchir n’importe lequel de ces miroirs-portes pour se retrouver dans l’un des autres mondes qui touchaient jadis à l’Angleterre. Pis encore, il pensa que d’autres que lui en étaient capables. Le paysage du Sussex commença à ressembler un peu trop à son goût à l’Angleterre évoquée dans la vieille ballade :