Mr Norrell et Lascelles trouvèrent Lord Liverpool dans son cabinet, debout devant le bureau où il conduisait bon nombre de ses dossiers. Avec lui se tenait Lord Sidmouth, le ministre de l’Intérieur. Ils fixèrent Mr Norrell avec des mines graves.
Lord Liverpool déclara :
— J’ai là des dépêches des représentants de la Couronne des comtés du Lincolnshire, du Yorkshire, du Somerset, des Cornouailles, du Warwickshire et du Cumberland… – Lascelles ne put retenir un soupir de plaisir devant la magie et l’argent qui semblaient en vue… – Tous se plaignent de la magie qui s’est produite récemment dans ces comtés !
Mr Norrell cligna rapidement ses petits yeux.
— Plaît-il ?
Mr Lascelles expliqua en hâte :
— Mr Norrell ignore tout de la magie perpétrée en ces lieux.
Lord Liverpool lui décocha un regard froid, ne le croyant apparemment pas. Une pile de journaux était posée sur la table. Lord Liverpool en prit un au hasard.
— « Il y a quatre jours, dans notre bonne ville de Stamford, lut-il, une jeune quakeresse et son amie échangeaient des secrets. Elles entendirent du bruit et trouvèrent leurs frères cadets en train d’écouter aux portes. Poussées par l’indignation, elles pourchassèrent les garçons jusque dans le jardin. Là, elles joignirent les mains et récitèrent une incantation. Les oreilles des garçons se détachèrent alors de leurs têtes et s’envolèrent. Lesdites oreilles ne se laissèrent persuader de quitter les rosiers dénudés – qui était l’endroit où elles s’étaient posées – pour regagner les têtes des garçons qu’après que ces derniers eurent juré solennellement de ne plus jamais recommencer. »
Mr Norrell était plus perplexe que jamais.
— Je suis, naturellement, désolé que ces jeunes femmes mal élevées aient étudié la magie. Que des représentantes du sexe féminin dussent étudier la magie, voilà une chose, si je puis me permettre, à laquelle je m’oppose farouchement. Mais je ne vois pas très bien…
— Monsieur Norrell, le coupa Lord Liverpool, ces jeunes filles avaient treize ans. Leurs parents affirment qu’elles n’avaient jamais seulement vu un ouvrage de magie. Il n’y a pas de magicien à Stamford, aucun livre de magie d’aucune sorte.
Mr Norrell ouvrit la bouche pour dire quelques mots, prit conscience qu’il en était absolument incapable et demeura silencieux.
— C’est très curieux, avança Lascelles. Quelle explication ces demoiselles ont-elles fournie ?
— Les jeunes filles ont déclaré à leurs parents qu’elles avaient regardé par terre et vu le charme écrit dans l’allée au moyen de cailloux gris. Elles ont prétendu que ces pierres leur avaient indiqué quoi faire. D’aucuns ont inspecté l’allée depuis ; il y a en effet de petits cailloux gris, mais ceux-ci ne forment aucun symbole, aucune formule magique. Ce sont des cailloux comme les autres.
— Et vous dites qu’il y a eu d’autres exemples de magie, en d’autres lieux que Stamford ? s’enquit Mr Norrell.
— Maints autres exemples en maints autres lieux… Surtout, mais pas uniquement, dans le Nord, et presque tous au cours de ces deux dernières semaines. Dix-sept routes des fées se sont ouvertes dans le Yorkshire. Certes, les routes existent depuis le règne du roi Corbeau, néanmoins voici des siècles qu’elles ne menaient plus nulle part, et les habitants du pays les avaient laissées à l’abandon. Et voilà qu’elles sont de nouveau dégagées sans prévenir ! Les herbes folles ont disparu et les autochtones rapportent qu’ils aperçoivent d’étranges destinations tout au bout… Des contrées que nul n’a jamais vues.
— Quelqu’un a-t-il… ? – Mr Norrell hésita et s’humecta les lèvres. – Quelqu’un a-t-il suivi ces routes ?
— Pas encore, répondit Lord Liverpool. Mais ce n’est vraisemblablement qu’une affaire de temps.
Lord Sidmouth était impatient de prendre la parole depuis quelques instants.
— C’est le comble ! s’écria-t-il dans un accès de fureur. Une chose est de changer la carte d’Espagne grâce à la magie, mais nous sommes en Angleterre ! Soudain nous voilà voisins de « contrées » dont nul ne sait rien… Des pays dont nul n’a entendu parler ! J’ai peine à vous exprimer mon sentiment en ce moment. Il ne s’agit pas exactement d’une trahison. Je ne pense pas qu’il existe de nom pour ce que vous avez fait !
— Je n’ai rien fait ! protesta Mr Norrell d’un ton désespéré. Pourquoi l’eussé-je fait ? J’abomine les routes des fées. Je l’ai répété en de nombreuses occasions. – Il se tourna vers Lord Liverpool. – J’en appelle à la mémoire de Sa Seigneurie. Vous ai-je jamais donné une raison de croire que j’approuvais les fées ou leur magie ? Ne les ai-je pas censurées et condamnées à tout propos ?
À ces paroles de Mr Norrell, l’humeur du Premier ministre s’adoucit un tant soit peu. Il inclina légèrement la tête.
— Si ce n’est pas votre fait, de qui est-il alors ?
Cette question dut toucher quelque point particulièrement sensible de l’âme de Mr Norrell. Il écarquilla les yeux, ouvrit puis referma la bouche, incapable de répondre.
Lascelles, en revanche, était en pleine possession de ses moyens. Il n’avait pas la moindre idée de l’origine de cette magie, et il s’en moquait. Toutefois, il savait précisément quelle réponse servirait au mieux ses intérêts et ceux de Mr Norrell.
— Sincèrement, je suis surpris que Votre Seigneurie ait besoin de poser la question, répliqua-t-il avec froideur. La perversité de cette magie est signée de son auteur : Strange.
— Strange ! – Lord Liverpool battit des paupières. – Strange est à Venise !
— Mr Norrell croit que Strange n’est plus maître de ses actes, continua Lascelles. Il a accompli toutes sortes de magies maléfiques, il a commercé avec des créatures qui sont les ennemies de la Grande-Bretagne, de la chrétienté, de l’humanité entière ! Cette catastrophe est peut-être une espèce d’expérience de son cru qui aura mal tourné. Ou encore il est possible qu’il l’ait fait délibérément. Il n’est que justice, à mon avis, de rappeler à Votre Seigneurie que Mr Norrell a mis plusieurs fois en garde le gouvernement contre le grand danger que les présentes recherches de Strange constituent pour la nation. Nous avons fait parvenir des dépêches urgentes à Votre Seigneurie, sans obtenir de réponse. Heureusement pour nous tous, Mr Norrell est ce qu’il a toujours été : ferme, déterminé et vigilant.
En parlant, le regard de Lascelles se posa sur Mr Norrell, image même de la consternation, de la défaite et de l’impuissance.
Lord Liverpool se tourna vers Mr Norrell.
— Est-ce également votre opinion, monsieur ?
Mr Norrell, perdu dans ses pensées, répétait dans un murmure :
— C’est mon fait, c’est mon fait.
Bien qu’il se parlât à lui-même, ses paroles étaient juste assez fortes pour que tous ceux présents dans le bureau entendissent.
Les yeux de Lascelles s’agrandirent, mais il redevint maître de lui en un instant.
— Il n’est que naturel que vous ayez ce sentiment maintenant, monsieur, dit-il en hâte. Pourtant, dans un moment vous reconnaîtrez que rien ne saurait être plus éloigné de la vérité. Lorsque vous enseigniez la magie à Mr Strange, vous ne pouviez pas savoir que cela finirait ainsi. Nul n’eût pu s’en douter.