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— Chaque chose en son temps.

Lascelles émergea des vapeurs et retint sa monture. Son beau costume et son chapeau étaient perlés de rosée argentée.

Drawlight le considéra un moment puis, avec une survivance de son ancien caractère, déclara d’un ton boudeur :

— Comme vous voilà bien mis ! Vraiment, savez-vous que ce n’est pas très futé de votre part d’étaler ainsi votre richesse ? N’avez-vous pas peur des détrousseurs ? On est dans un coin affreux. Si je puis me permettre, toutes sortes de personnages sans foi ni loi rôdent.

— Vous avez sans doute raison. Mais, voyez-vous, j’ai mes pistolets sur moi et, comme eux, je n’ai ni foi ni loi.

Une idée vint soudain à l’esprit de Drawlight.

— Où est l’autre cheval ? demanda-t-il.

— Comment ?

— L’autre cheval ! Celui qui doit m’emmener à Londres ! Oh, Lascelles, chien de pendard ! Comment vais-je gagner Londres sans cheval ?

Lascelles se mit à rire.

— J’eusse pensé que vous me seriez reconnaissant de vous éviter cette peine. Vos dettes ont peut-être été remboursées – je les ai remboursées –, néanmoins Londres foisonne de personnes qui vous détestent et vous réserveront un mauvais coup dès qu’elles le pourront.

Drawlight écarquillait les yeux, sans comprendre. D’une voix que l’émotion rendait stridente, il s’écria :

— J’ai reçu des instructions du magicien ! Il m’a donné des dépêches à remettre à toutes sortes de personnes ! Je dois m’y employer sur-le-champ ! Je n’ai pas une heure à perdre !

Lascelles fronça les sourcils.

— Êtes-vous pris de boisson ? Ou sous l’effet d’un songe ? Norrell ne vous a chargé de rien. S’il avait des projets pour vous, il vous les ferait connaître par mon intermédiaire. En outre…

— Pas Norrell, Strange !

Lascelles resta figé sur sa monture. Le cheval s’ébrouait et piaffait, mais Lascelles ne cillait pas. Puis d’une voix plus doucereuse, plus menaçante, il proféra :

— Que me chantez-vous là ? Strange ? Comment osez-vous me parler de Strange ? Je vous conseille de réfléchir à deux fois avant d’ouvrir de nouveau la bouche. Vous me voyez déjà très chagriné. Vos instructions étaient pourtant claires, je pense. Vous deviez rester à Venise jusqu’au départ de Strange. Mais vous êtes ici, et lui est là-bas.

— Je n’ai pu faire autrement ! Il fallait que je parte ! Vous ne comprenez pas. Je l’ai vu et il m’a dit…

Lascelles leva la main.

— Je ne souhaite pas poursuivre cette conversation au grand jour. Nous allons nous enfoncer un peu sous les arbres.

— Sous les arbres ? – Le visage de Drawlight perdit le peu de couleurs qu’il avait gardées. – Oh, non ! Pour rien au monde ! Je refuse d’y aller ! Ne me demandez pas cela !

— Que voulez-vous dire ? – Lascelles regarda autour de lui avec un air un peu moins assuré qu’avant. – Strange aurait-il chargé les arbres de nous espionner ?

— Non, non. Ce n’est pas cela, je ne puis vous l’expliquer. Ils m’attendent, ils me connaissent ! Je ne puis entrer dans le bois !

Drawlight n’avait pas de mots pour relater ce qui lui était arrivé. Il tendit les bras un moment, pensant pouvoir montrer à Lascelles les rivières qui décrivaient des boucles autour de ses pieds, les arbres qui l’avaient transpercé, les pierres qu’avaient été son cœur, ses poumons et ses entrailles.

Lascelles leva sa cravache.

— Je n’entends rien à ce que vous racontez.

Il lança son cheval sur Drawlight en agitant sa badine.

Le pauvre Drawlight, qui n’avait jamais possédé le moindre courage physique, recula dans les arbres en pleurnichant. Un églantier accrocha le bord de sa manche, il poussa un cri.

— Oh, moins de bruit ! gronda Lascelles. On pourrait croire que l’on commet un assassinat…

Ils s’engagèrent plus avant jusqu’au moment où ils débouchèrent dans une petite clairière. Lascelles mit pied à terre et attacha sa monture à un arbre. Il sortit les deux pistolets de leurs étuis de selle et les fourra dans les poches de sa capote. Puis il se retourna vers Drawlight.

— Alors vous avez vraiment vu Strange ? Bon. Excellent, en fait. Je vous croyais trop pleutre pour lui faire front.

— J’ai cru qu’il allait me changer en quelque chose d’affreux !

Lascelles considéra les habits tachés de Drawlight et son visage hagard avec un certain dégoût.

— Êtes-vous sûr qu’il ne l’a pas fait ?

— Quoi ? s’étrangla Drawlight.

— Pourquoi ne pas l’avoir simplement tué ? Là-bas, dans les ténèbres ? Vous étiez seul, je suppose ? Tout le monde n’y aurait vu que du feu.

— Ah, oui ! C’est très vraisemblable, n’est-ce pas ? Il est grand, intelligent, rapide et cruel, tout ce que je ne suis pas.

— Moi je l’eusse fait.

— Vraiment ? Eh bien alors, libre à vous d’aller à Venise pour tenter votre chance !

— Où est-il à présent ?

— Dans les ténèbres… À Venise… Mais il revient en Angleterre.

— Vraiment ?

— Oui, je vous l’ai dit. J’ai trois dépêches : une pour Childermass, une pour Norrell et une pour tous les magiciens d’Angleterre.

— Et quel est leur contenu ?

— Je dois informer Childermass que Lady Pole n’a pas été ressuscitée de la manière dont Norrell l’a prétendu. Il avait un garçon-fée pour l’aider et ce dernier a commis des choses… de mauvaises choses. Et je dois aussi donner une petite boîte à Childermass. Voilà pour la première dépêche. Et je dois enfin prévenir Norrell que Strange revient. Voilà pour la troisième !

Lascelles réfléchit.

— Cette petite boîte, que contient-elle ?

— Je l’ignore.

— Pourquoi ? A-t-elle été scellée ? Par enchantement ?

Drawlight ferma les yeux et secoua la tête.

— Je l’ignore.

Lascelles éclata de rire.

— Vous n’allez pas me dire que vous avez une boîte en votre possession depuis des semaines et que vous n’avez pas cherché à l’ouvrir ? Vous, entre tous ? Voyons, quand vous veniez chez moi autrefois, je n’osais pas vous laisser seul un instant. Mon courrier eût été lu, mes affaires exposées sur la place publique dès le lendemain…

Les yeux de Drawlight se plantèrent dans le sol. Il sembla rapetisser dans ses vêtements, devint si possible encore plus pitoyable. On eût pu croire qu’il avait honte de s’entendre reprocher ses anciens péchés, mais ce n’était pas cela.

— J’ai peur, chuchota-t-il.

Lascelles émit un son inarticulé.

— Où est cette boîte ? cria-t-il. Donnez-la-moi !

Drawlight plongea la main dans une poche de sa redingote et en sortit un objet enveloppé d’un mouchoir sale. On avait fait à celui-ci de nombreux nœuds prodigieusement compliqués afin d’empêcher la boîte de s’ouvrir toute seule. Drawlight la remit à Lascelles.

Avec toute une mimique exprimant un suprême dégoût, Lascelles se mit en devoir de défaire les nœuds. Après ces préliminaires, il ouvrit la boîte.

Un instant de silence.

— Vous êtes un sot, déclara Lascelles, refermant la boîte avec un bruit sec avant de la glisser dans une de ses poches.

— Ah ! Mais je dois…, commença Drawlight en tendant vainement le bras.

— Vous parliez de porter trois dépêches. Quelle est la dernière ?

— Je ne pense pas que vous l’entendiez.

— Comment ? Vous l’entendriez, et moi pas ? Vous devez être devenu bien intelligent en Italie…

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.