Il se hâta de sortir de la pièce pour aller retrouver la chaleur et les lumières de l’arrière-salle.
Peu après six heures commença à poindre une aube grise qui n’avait presque rien d’une aube. La neige, blanche, tombait d’un ciel gris sur un monde, lui, gris et blanc. Davey était si abondamment recouvert de neige que chacun eût pu croire que l’on avait commandé une effigie en cire de lui et qu’on préparait son moule de plâtre.
Toute la journée, une succession de chevaux de poste peinèrent pour faire avancer la voiture malgré les congères et le vent. Davey et Childermass – cocher et cavalier – étaient les plus fourbus du groupe et ne profitaient guère de ces étapes ; ils se retrouvaient généralement à l’écurie à discuter chevaux avec l’aubergiste. À Grantham, le maître de poste ulcéra Childermass en proposant de leur louer un cheval aveugle. Childermass jurait qu’il ne le prendrait pas ; de son côté, le maître de poste jurait que c’était son meilleur cheval. Le choix étant limité, ils finirent par accepter. Par la suite, Davey reconnut que la bête était excellente, dure à la tâche et d’autant plus docile à ses ordres qu’elle n’avait aucun autre moyen de savoir où aller ou quoi faire. Davey lui-même tint jusqu’au Newcastle Arms de Tuxford, où ils furent obligés de se séparer de lui. Il avait conduit sur plus de cent trente milles et, selon Childermass, était si fatigué qu’il pouvait à peine parler. Childermass engagea un postillon et ils se remirent en route.
Une ou deux heures avant le coucher du soleil, il arrêta de neiger et le ciel s’éclaircit. De longues ombres d’un noir bleuté s’étendaient sur les champs dénudés. Cinq milles après Doncaster, ils dépassèrent l’auberge qui s’appelle La Maison rouge (en raison de ses murs peints). Sous la lumière rasante du soleil d’hiver, celle-ci flamboyait telle une fournaise. La voiture parcourut un peu plus de chemin, avant de s’immobiliser.
— Pourquoi nous arrêtons-nous ? s’écria Mr Norrell de l’intérieur de la voiture.
Lucas se pencha de son siège et prononça quelques mots en réponse ; le vent les emporta et Mr Norrell n’entendit rien.
Childermass avait quitté la grand-route pour chevaucher dans un champ rempli de corbeaux. Sur son passage, ceux-ci s’envolaient avec de grands croassements. L’extrémité du champ était limitée par une ancienne haie trouée d’un passage, flanqué de part et d’autre de deux grand houx et donnant sur une nouvelle route ou un nouveau chemin bordé de haies. Childermass y fit halte et regarda de droite et de gauche. Il hésita, secoua la bride de sa monture, qui s’engagea sur le chemin, entre les arbres, et disparut hors de vue.
— Il a pris la route des fées ! s’exclama Mr Norrell avec effroi.
— Oh ! dit Lascelles. C’en est une ?
— Oui, certes ! Même l’une des plus fameuses. Elle passe pour avoir relié Doncaster à Newcastle par deux citadelles féeriques.
Ils rongèrent leur frein.
Au bout de vingt minutes, Lucas descendit de son siège.
— Combien de temps devrions-nous encore rester ici, monsieur ? s’enquit-il.
Mr Norrell secoua la tête.
— Aucun Anglais n’a franchi la frontière du royaume des fées depuis Martín Pale, voilà trois cents ans. Il est tout à fait possible qu’il n’en revienne jamais. Peut-être…
Juste à ce moment-là Childermass réapparut et retraversa le champ au galop.
— Ma foi, c’est vrai, lança-t-il à Mr Norrell. Les voies du royaume des fées sont rouvertes !
— Qu’as-tu donc vu ? demanda Mr Norrell.
— La route continue un peu plus loin, avant de s’enfoncer dans un bosquet d’aubépines. L’entrée du bosquet est gardée par une statue de femme aux mains tendues. Dans une main, elle tient un œil de pierre et, dans l’autre, un cœur également de pierre. Quant au bosquet lui-même… – Childermass ébaucha un geste qui exprimait peut-être son incapacité à décrire ce qu’il avait vu, à moins que ce ne fût son impuissance face à un tel spectacle. – Des cadavres pendaient à chaque arbre. Certains pouvaient ne dater que de la veille. D’autres n’étaient plus que des squelettes sans âge, harnachés d’armures rouillées. Je me suis approché d’une haute tour, faite de pierres grossièrement taillées. Les murs en étaient percés de minuscules fenêtres. À l’une d’elles, j’ai vu une lumière et l’ombre de quelqu’un qui regardait au loin. La tour se dressait au milieu d’une clairière traversée d’un ruisseau. Un jeune homme s’y tenait. L’air pâle et mal en point, les yeux éteints, il portait l’uniforme britannique. Il s’est présenté comme le champion du château de l’Œil-et-du-Cœur-arrachés. Il avait juré de défendre la dame du château en défiant quiconque approchait dans l’intention de lui porter tort ou de l’insulter. Je lui ai demandé s’il avait tué tous les hommes que j’avais vus. Il a répondu qu’il en avait occis quelques-uns et les avait pendus aux épines, imitant en cela son prédécesseur. Je lui ai alors demandé comment la dame se proposait de le récompenser de ses services. Il a dit qu’il ne savait pas. Il ne l’avait jamais vue ni ne lui avait jamais parlé. Elle demeurait dans le château de l’Œil-et-du-Cœur-arrachés ; lui restait entre le ru et les aubépines. Il s’est enquis si je voulais le combattre. Je lui ai rappelé que je n’avais jamais insulté sa dame, pas plus que je ne lui avais fait du tort. Je lui ai notifié que j’étais un domestique et devais rejoindre mon maître qui m’attendait à l’instant. Puis j’ai tourné bride et suis revenu.
— Comment ? vociféra Lascelles. Un homme vous propose de combattre et vous vous sauvez. N’avez-vous aucun honneur ? Aucune honte ? Un visage mal en point, des yeux éteints, une inconnue à la fenêtre ! – Il eut un reniflement de dérision. – Ce ne sont là que des excuses pour votre poltronnerie !
Childermass tressaillit, piqué au vif, et parut prêt à lui renvoyer une réponse peu amène. Il fut coupé dans son élan par Mr Norrell.
— Bien au contraire ! Childermass a bien fait de partir dès que possible. Pareil lieu contient toujours plus de magie qu’il n’y paraît à première vue. Certaines fées se délectent des combats et de la mort. Je ne sais pourquoi. Elles ne reculent devant rien pour se procurer de tels plaisirs…
— Je vous en prie, monsieur Lascelles, persifla Childermass, si le lieu exerce un tel attrait sur vous, alors allez-y ! Ne restez pas à cause de nous.
Lascelles regarda rêveusement le champ et la brèche dans la haie. Sans bouger néanmoins.
— Vous ne goûtez peut-être pas les corbeaux ? poursuivit Childermass, d’un ton secrètement moqueur.