Des courriers de Lord Liverpool et du cabinet lui arrivaient régulièrement, pleins de descriptions incendiaires de phénomènes magiques que nul ne savait expliquer. Mr Norrell leur répondait, promettant d’accorder toute son attention à ces affaires dès que Strange aurait été vaincu.
Le troisième soir après leur arrivée, Mr Norrell, Lascelles et Childermass étaient réunis dans le grand salon. Lascelles dégustait une orange. Il possédait un petit canif au manche de nacre et à la lame ébréchée dont il se servait pour couper la peau. Childermass étalait un jeu de cartes sur un guéridon ; il se tirait les cartes depuis deux heures. On pouvait mesurer à quel point Mr Norrell était tracassé par l’actuelle situation à ce qu’il n’avait pas émis la plus légère protestation. Lascelles, lui, était rendu à moitié fou par ces cartes. Il était persuadé d’être l’objet de toutes ces savantes manipulations, ce en quoi il avait parfaitement raison.
— J’abhorre cette inactivité ! lâcha-t-il tout à coup. Que Strange peut-il bien attendre, je vous le demande ? Nous ne sommes même pas certains qu’il viendra.
— Il viendra, affirma Childermass.
— Et comment le savez-vous ? riposta Lascelles. Il vous l’a dit ?
Childermass ne répondit pas. Quelque chose qu’il avait vu dans les cartes sollicitait son attention. Ses regards sautaient de l’une à l’autre. Soudain il se leva de sa chaise.
— Monsieur Lascelles, vous avez une dépêche pour moi !
— Moi ? fit Lascelles, surpris.
— Oui, monsieur.
— Qu’entendez-vous par là ?
— J’entends que l’on vous a confié récemment une dépêche à mon intention. Les cartes l’affirment. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir me la remettre.
Lascelles eut un grognement de mépris.
— Je ne suis l’estafette de personne… Et surtout pas la vôtre !
Childermass ignora ses paroles.
— De qui est ce message ? demanda-t-il.
Lascelles resta muet et revint à son couteau et à son orange.
— Très bien, dit Childermass, qui se rassit et étala de nouveau son jeu.
En proie à de vives appréhensions, Mr Norrell les observait. Sa main voleta vers le cordon de sonnette mais, après un instant de réflexion, il se ravisa et alla chercher lui-même un domestique. Lucas était dans la salle à manger, en train de dresser la table. Mr Norrell lui conta ce qui se passait.
— Ne peut-on tenter une action pour les séparer ? demanda-t-il. Ils seront peut-être plus calmes dans un moment. Aucun courrier n’est arrivé pour Mr Lascelles ? N’y a-t-il rien qui requière les soins de Childermass ? Ne peux-tu trouver quelque chose ? Et le dîner ? Ne peut-il être servi ?
Lucas secoua la tête.
— Il n’y a pas de courrier, Childermass en fera à sa guise selon son habitude, et vous avez demandé à dîner à neuf heures et demie, monsieur. Vous le savez bien.
— Je regrette que Mr Strange ne soit pas là, balbutia Mr Norrell d’un air misérable. Lui saurait quoi leur dire, lui saurait que faire.
Lucas toucha le bras de son maître pour tenter de le secouer.
— Monsieur Norrell ? Nous essayons d’éviter l’apparition de Mr Strange, si vous vous souvenez, monsieur…
Mr Norrell le considéra avec une certaine irritation.
— Oui, oui ! Je le sais ! N’empêche…
Mr Norrell et Lucas revinrent ensemble au salon. Childermass retournait sa dernière carte. Lascelles s’était plongé résolument dans une gazette.
— Que disent donc les cartes ? demanda Mr Norrell à Childermass.
Mr Norrell avait posé la question, mais Childermass s’adressa à Lascelles.
— Elles disent que vous êtes un menteur et un larron. Elles disent qu’il y a plus qu’une dépêche. On vous a donné un objet. Un objet de grande valeur. Il m’est destiné et pourtant vous l’avez gardé par-devers vous.
Un ange passa.
Lascelles dit d’un ton glacial :
— Monsieur Norrell, combien de temps comptez-vous me laisser insulter de la sorte ?
— Je vous le demande pour la dernière fois, monsieur Lascelles, reprit Childermass. Allez-vous me rendre ce qui me revient ?
— Comment osez-vous vous adresser de cette manière à un gentleman ? s’emporta Lascelles.
— Parce que c’est le fait d’un gentleman de me dépouiller ? rétorqua Childermass.
Lascelles devint pâle comme un mort.
— J’exige des excuses, siffla-t-il. Des excuses, espèce de bâtard, raclure de caniveau du Yorkshire, ou je jure de t’apprendre de meilleures manières !
Childermass leva les épaules.
— Mieux vaut être bâtard que larron !
Avec un cri de fureur, Lascelles le saisit au collet et le pressa contre le mur si violemment que les pieds de Childermass quittèrent le sol. Il secoua tant Childermass que les tableaux accrochés aux murs tremblèrent dans leurs cadres.
Bizarrement, Childermass paraissait sans défense face à Lascelles. Ses bras s’étaient plaqués mystérieusement contre le corps de son adversaire et, bien qu’il se débattît comme un possédé, il était incapable de les libérer. Ce fut fini en deux coups de cuillère à pot. Childermass fit un bref signe de tête à Lascelles, reconnaissant ainsi sa défaite.
Mais Lascelles ne le libéra pas. Au contraire, il s’aplatit davantage contre lui, le maintenant acculé au mur. Puis il baissa la main et sortit le couteau au manche de nacre et au fil ébréché. Il passa lentement la lame en travers du visage de Childermass, le balafrant de l’œil à la bouche.
Lucas poussa un cri, pourtant pas une plainte ne franchit les lèvres de Childermass. Tant bien que mal il dégagea sa main gauche et la leva, serrée en un poing. Les protagonistes gardèrent cette posture un moment – comme dans un tableau vivant ! -, enfin Childermass laissa retomber son bras.
Lascelles eut un large sourire. Il lâcha Childermass et se tourna vers Mr Norrell. D’une voix doucereuse, il s’adressa à lui en ces termes :
— Je ne souffrirai pas qu’on me fasse des excuses au nom de cette personne. J’ai été insulté. Si ce drôle était de mon rang, je l’eusse assurément provoqué en duel. Il le sait. Sa condition inférieure le protège. Si je dois rester un instant de plus dans cette maison, et que je doive demeurer votre ami et votre conseiller, alors il faut que ce personnage quitte votre service à l’instant ! Après ce soir, je ne veux plus entendre prononcer son nom par vous ou l’un de vos gens sous peine de renvoi. J’espère, monsieur, que c’est assez clair ?
Lucas saisit l’occasion pour tendre subrepticement à Childermass une serviette de table.
— Eh bien, monsieur, lança Childermass à Mr Norrell, épongeant le sang de son visage, lequel de nous choisissez-vous ?
Un long moment de silence. Puis, d’une voix rauque, tout à fait différente de son ton habituel, Mr Norrell répondit.
— Vous êtes congédié.
— Adieu, monsieur Norrell, dit Childermass, en s’inclinant. Vous avez fait le mauvais choix, monsieur. À votre habitude !
Il ramassa ses cartes et sortit.
Il monta à sa petite chambre nue sous les combles et alluma la chandelle posée sur une table. Une glace fêlée et bon marché pendait au mur. Il inspecta son visage. L’estafilade n’était pas belle. Sa cravate et l’épaule droite de sa chemise étaient trempées de sang. Il nettoya sa plaie du mieux possible, se lava et s’essuya les mains.