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Mr Norrell poussa un grand cri de désespoir.

— Il a brouillé mon labyrinthe et en a construit un autre contre moi !

— À certains égards, monsieur, fit observer Lascelles, je pourrais regretter que vous l’ayez si bien instruit.

— Oh ! Je ne l’ai jamais instruit en ce domaine… Et vous pouvez être certain qu’il ne l’a appris de personne d’autre ! Soit il a le diable pour maître, soit il l’a appris dans ma maison ce soir même. Tel est le génie de mon ennemi ! Fermez-lui une porte, et il apprendra, premièrement, à crocheter une serrure, deuxièmement, à en poser une meilleure dont il se servira contre vous !

Lucas et les autres domestiques allumèrent davantage de chandelles, comme si, malgré les sortilèges de Strange, la clarté pouvait les rendre plus visibles et les aider à distinguer la réalité de la magie. Les bougeoirs et les chandeliers encombraient toutes les surfaces disponibles, ce qui ne servit qu’à accroître leur trouble. Ils allaient de la salle à manger au grand salon, du grand salon au couloir – « pareils à des renards captifs d’un terrier bouché », selon le mot de Lascelles. Cependant, quels que fussent leurs efforts, ils ne parvenaient pas à sortir de ces trois pièces.

Le temps passa, impossible à évaluer. L’ensemble des horloges indiquait minuit. Toutes les fenêtres ouvraient sur les ténèbres de la Nuit éternelle et les étoiles inconnues.

Mr Norrell s’arrêta, ferma les yeux. Sa physionomie était aussi sombre et close qu’un poing. Il se tenait complètement immobile ; seules ses lèvres remuaient légèrement. Enfin il rouvrit fugitivement les yeux et dit : « Suivez-moi. » Refermant les yeux, il se remit en marche. Selon les apparences, il suivait le plan d’une tout autre demeure qui se serait mystérieusement glissée à l’intérieur de la sienne. Les directions qu’il prenait, à droite, à gauche, à droite, à gauche, composaient un nouveau circuit qu’il ne connaissait pas.

Au bout de trois ou quatre minutes, il rouvrit les yeux. Là, devant lui, se trouvait le couloir qu’il cherchait, celui au sol dallé, et, tout au bout, le contour sombre et imposant de la porte de la bibliothèque.

— Enfin nous allons voir ce qu’il manigance ! s’écria-t-il. Lucas, tiens prêts tes cadenas et tes chaînes. Il n’existe pas de meilleure substance prophylactique contre la magie que le plomb. Nous lui lierons les mains, et cela le retiendra un brin. Monsieur Lascelles, dans quel délai pourrions-nous faire parvenir une dépêche à un des ministres ?

Un tantinet surpris de ne pas obtenir de réponse, il se retourna.

Il était seul. Non loin de lui, il entendit Lascelles prononcer quelques phrases ; sa voix froide et traînante était reconnaissable entre toutes. Il entendit un de ses domestiques, puis Lucas répondre tour à tour. Peu à peu, tous les bruits diminuèrent. Le tapage des domestiques qui couraient de pièce en pièce s’éteignit. Le silence tomba.

64

Deux versions de Lady Pole

Mi-février 1817

— Eh bien ! s’exclama Lascelles. Voilà qui est pour le moins inattendu ! Les domestiques et lui étaient agglutinés devant le mur nord de la salle à manger, mur à travers lequel Mr Norrell venait de passer avec tout le flegme du monde.

Lascelles tendit la main pour le toucher : la paroi était pleine. Il s’y appuya lourdement, elle ne bougea pas.

— Pensez-vous que c’était voulu ? s’enquit un des domestiques.

— Qu’importe si c’était voulu ou pas, trancha Lucas. Il est allé au-devant de Mr Strange.

— Ce qui revient à dire qu’il est allé au diable ! ajouta Lascelles.

— Que va-t-il arriver, maintenant ? demanda un autre domestique.

Personne ne répondit. Des images de joutes magiques traversèrent l’esprit de toutes les personnes présentes : Mr Norrell lançant des boulets de canon contre Strange, Strange invoquant des démons pour qu’ils viennent emporter Mr Norrell. Ils guettèrent des bruits de bataille. En vain.

Un cri résonna dans la pièce voisine. Un des domestiques avait ouvert la porte du grand salon et trouvé le fumoir de l’autre côté. Après le fumoir se trouvait le salon personnel de Mr Norrell et, après celui-ci, son cabinet de toilette. L’ancienne enfilade de pièces était soudain restaurée ; le labyrinthe avait disparu.

Le soulagement apporté par cette découverte fut très vif. Sur-le-champ, les domestiques abandonnèrent Lascelles pour descendre à l’office, refuge et consolation naturelle de leur classe. Lascelles – tout aussi naturellement – s’assit seul dans le salon personnel de Mr Norrell, avec la ferme intention d’y rester jusqu’au retour de son propriétaire. Ou bien, si ce dernier ne revenait pas, d’attendre Strange et de le tuer avec son revolver. « Après tout, songeait-il, que peut un magicien contre une balle de plomb ? Entre le coup de feu et l’explosion subséquente de son cœur, il n’y a pas de temps pour la magie. »

Des pensées pareilles n’apportaient qu’un réconfort temporaire. L’abbaye était trop silencieuse, l’obscurité trop surnaturelle. Il n’avait que trop conscience des domestiques solidairement réunis en un lieu, des deux magiciens qui tramaient Dieu sait quoi en un autre lieu, et de sa personne, solitaire, en un troisième. Une ancienne horloge de parquet se dressait dans un coin de la pièce, dernier vestige de la maison familiale de Mr Norrell. Cette horloge, à l’instar de toutes les autres, s’était arrêtée sur minuit à l’arrivée de Strange. Toutefois, elle ne s’y était pas résignée de bon cœur et protestait bruyamment contre la tournure des événements. Son tic-tac était irrégulier il semblait ivre, ou peut-être en proie à la fièvre, et émettait de temps en temps un son qui avait ceci de remarquable qu’il évoquait le bruit d’un souffle qu’on retient. Chaque fois qu’il l’entendait, Lascelles croyait que Strange avait pénétré dans la pièce et s’apprêtait à prendre la parole.

Il se leva et suivit les domestiques à l’office.

Pleine d’angles classiques et plongée dans une pénombre tout aussi classique, la cuisine de l’abbaye de Hurtfew évoquait la crypte d’une basilique. Une collection innombrable de chandelles de suif éclairait le centre de la pièce ; là, s’étaient rassemblés tous les domestiques que Lascelles avait jamais vus à Hurtfew, et quantité d’autres encore. Il s’adossa à un pilier, en haut d’une volée de marches.

Lucas leva les yeux vers lui.

— Nous discutions du parti à prendre, monsieur. Nous allons quitter l’abbaye d’ici une demi-heure. Nous ne faisons aucun bien à Mr Norrell en restant ici, alors que nous risquons de nous faire du tort. Telle est notre intention, monsieur, mais si vous êtes d’un autre avis, je serai heureux de l’entendre.

— D’un autre avis ! s’exclama Lascelles. – Il paraissait absolument stupéfait, et son expression n’était qu’en partie feinte. – C’est la première fois que je m’entends demander mon avis par un laquais. Je vous en sais gré, je crois cependant que je vais devoir décliner toute participation à cette… – il réfléchit un instant avant de fixer son choix sur le mot le plus outrancier de son vocabulaire – … démocratie.

— À votre guise, monsieur, répondit doucement Lucas.

— Il doit faire jour en Angleterre en ce moment, dit une des bonnes, regardant avec nostalgie les fenêtres percées en haut des murs.

— Nous sommes en Angleterre, espèce de dinde ! releva Lascelles.

— Non, monsieur, objecta Lucas. Je vous demande bien pardon, non. L’Angleterre est un pays normal. Davey, combien de temps pour sortir les chevaux ?