«Je m’étais en outre adonné aux langues mortes et vivantes. Je connaissais tous les idiomes qui se parlent depuis le détroit des Dardanelles jusqu’au détroit de Magellan. Je lisais ces mystérieux hiéroglyphes écrits sur ces livres de granit qu’on appelle les pyramides. J’embrassais toutes les connaissances humaines, depuis Sanchoniathon jusqu’à Socrate, depuis Moïse jusqu’à saint Jérôme, depuis Zoroastre jusqu’à Agrippa.
«J’avais étudié la médecine non seulement dans Hippocrate, dans Galien, dans Averrhoës, mais encore avec ce grand maître qu’on appelle la nature. J’avais surpris les secrets des Cophtes et des Druses. J’avais recueilli les semences fatales et les semences heureuses. Je pouvais, quand le simoun et l’ouragan passaient sur ma tête, livrer à leur souffle des graines qui allaient porter loin de moi la mort ou la vie, selon que j’avais condamné ou béni la contrée vers laquelle je tournais mon visage courroucé ou souriant.
«Ce fut au milieu de ces études, de ces travaux, de ces voyages, que j’atteignis ma vingtième année.
«Un jour mon maître vint me trouver dans la grotte de marbre où je me retirais pendant la grande chaleur du jour. Son visage était à la fois austère et souriant… Il tenait à la main un flacon.
«- Acharat, me dit-il, je t’ai toujours dit que rien ne naissait, que rien ne mourait dans le monde; que le berceau et le cercueil étaient frères; qu’il manquait seulement à l’homme, pour voir clair dans ses existences passées, cette lucidité qui le fera l’égal de Dieu, puisque, du jour où il aura acquis cette lucidité, il se sentira immortel comme Dieu. Eh bien! j’ai trouvé le breuvage qui dissipe les ténèbres, en attendant que je trouve celui qui chasse la mort. Acharat, j’ai bu hier ce qui manque à ce flacon; bois le reste aujourd’hui.
«J’avais une grande confiance, j’avais une vénération suprême dans mon digne maître, et cependant ma main trembla en touchant le flacon que me présentait Althotas, comme la main d’Adam dut trembler en touchant la pomme que lui offrait Ève.
«- Bois, me dit-il en souriant.
«Alors il m’imposa les mains sur la tête, comme il avait coutume de le faire lorsqu’il voulait momentanément me douer de la double vue.
«- Dors, me dit-il, et souviens-toi.
«Je m’endormis aussitôt. Alors je rêvai que j’étais couché sur un bûcher de bois de santal et d’aloès; un ange qui passait, portant de l’orient à l’occident la volonté du Seigneur, toucha mon bûcher du bout de l’aile, et mon bûcher prit feu. Mais, chose étrange, au lieu d’être ému par la crainte, au lieu de redouter cette flamme, je m’étendis voluptueusement au milieu des langues ardentes, comme fait le phénix, qui vient puiser une nouvelle vie au principe de toute vie.
«Alors tout ce qu’il y avait de matériel en moi disparut, l’âme seule resta, conservant la forme du corps, mais transparente, impalpable, plus légère que l’atmosphère où nous vivons, et au-dessus de laquelle elle s’éleva. Alors, comme Pythagore, qui se souvenait avoir été au siège de Troie, je me souvins des trente-deux existences que j’avais déjà vécues.
«Je vis passer sous mes yeux les siècles, comme une série de grands vieillards. Je me reconnus sous les différents noms que j’avais portés depuis le jour de ma première naissance jusqu’à celui de ma dernière mort, car, vous le savez, mes frères, et c’est un des points les plus positifs de notre croyance, les âmes, ces innombrables émanations de la divinité, qui à chacun de ses souffles s’échappent de la poitrine de Dieu, les âmes remplissent l’air, elles se distribuent en une nombreuse hiérarchie, depuis les âmes sublimes jusqu’aux âmes inférieures, et l’homme qui, à l’heure de sa naissance, aspire, au hasard peut-être, une de ces âmes préexistantes, la rend à l’heure de son trépas à une carrière nouvelle et à de successives transformations.»
Celui qui parlait ainsi parlait avec un accent si convaincu, ses yeux se levaient au ciel avec un regard si sublime, qu’à cette période de sa pensée résumant toute sa croyance, il fut interrompu par un murmure d’admiration; l’étonnement faisait place à l’admiration, comme la colère avait fait place à l’étonnement.
– Quand je me réveillai, continua l’illuminé, je sentis que j’étais plus qu’un homme; je compris que j’étais presque un dieu.
«Alors je résolus de vouer non seulement mon existence actuelle, mais encore toutes les existences qui me restent à vivre, au bonheur de l’humanité.
«Le lendemain, comme s’il eût deviné mon projet, Althotas vint à moi et me dit:
«- Mon fils, il y a vingt ans que votre mère expira en vous donnant le jour; depuis vingt ans un obstacle invincible empêche votre illustre père de se révéler à vous; nous allons reprendre nos voyages; votre père sera parmi ceux que nous rencontrerons, il vous embrassera, mais vous ignorerez qu’il vous a embrassé.
«Ainsi tout en moi, comme dans les élus du Seigneur, devait être mystérieux: passé, présent, avenir.
«Je dis adieu au muphti Salaaym qui me bénit et me combla de présents; puis nous nous joignîmes à une caravane qui partait pour Suez.
«Pardon, seigneurs, si je m’émeus à ce souvenir; un jour, un homme vénérable m’embrassa, et je ne sais quel tressaillement étrange remua tout mon être quand je sentis battre son cœur.
«C’était le chérif de La Mecque, prince très magnifique et très illustre. Il avait vu des batailles, et, d’un geste de son bras, il courbait les têtes de trois millions d’hommes. Althotas se détourna pour ne pas s’émouvoir, pour ne point se trahir peut-être, et nous continuâmes notre chemin.
«Nous nous enfonçâmes en Asie; nous remontâmes le Tigre, nous visitâmes Palmyre, Damas, Smyrne, Constantinople, Vienne, Berlin, Dresde, Moscou, Stockholm, Pétersbourg, New-York, Buenos-Ayres, Le Cap, Aden; puis, nous retrouvant presque au point d’où nous étions partis, nous gagnâmes l’Abyssinie, nous descendîmes le Nil, nous abordâmes à Rhodes, puis à Malte; un navire était venu au-devant du nôtre à vingt lieues en mer, et deux chevaliers de l’ordre, m’ayant salué et ayant embrassé Althotas, nous avaient conduits triomphalement au palais du grand maître Pinto.
«Sans doute, vous allez me demander, seigneurs, comment le musulman Acharat était reçu avec tant d’honneur par ceux-là même qui jurent dans leurs vœux l’extermination des infidèles. C’est qu’Althotas, catholique et chevalier de Malte lui-même, ne m’avait jamais parlé que d’un Dieu puissant, universel, ayant, avec l’aide des anges ses ministres, établi l’harmonie générale, et ayant donné à ce tout harmonieux le beau, le grand nom de Cosmos. J’étais théosophe enfin.
«Mes voyages étaient achevés; mais la vue de toutes ces villes aux noms divers, aux mœurs opposées, ne m’avait causé aucun étonnement: c’est que rien n’était nouveau pour moi sous le soleil; c’est que pendant le cours des trente-deux existences que j’avais déjà vécu, j’avais déjà visité les mêmes villes; c’est que la seule chose qui me frappa, c’étaient les changements qui s’étaient opérés parmi les hommes qui les peuplaient. Alors, je pus planer en esprit au-dessus des événements et suivre la marche de l’humanité. Je vis que tous les esprits tendaient au progrès, que le progrès menait à la liberté. Je vis que tous les prophètes apparus successivement avaient été suscités par le Seigneur pour soutenir la marche chancelante de l’humanité, qui, partie aveugle de son berceau, fait chaque siècle un pas vers la lumière: les siècles sont les jours des peuples.