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– Quelques-uns, reprenait Gilbert tout en suivant sa route, quelques-uns retiennent de force ce qui appartient à tous. Eh bien! à ceux-là on peut arracher de force ce qu’ils n’ont que le droit de partager. Si mon frère qui a trop de pain pour lui me refuse une portion de son pain, eh bien! je… la prendrai de force, imitant en cela la loi animale, source de tout bon sens et de toute équité, puisqu’elle dérive de tout besoin naturel. À moins cependant que mon frère ne me dise: «Cette part que tu réclames est celle de ma femme et de mes enfants»; ou bien: «Je suis le plus fort et je mangerai ce pain malgré toi.»

Gilbert était dans ces dispositions de loup à jeun, quand il arriva au milieu d’une clairière dont le centre était occupé par une mare aux eaux rousses, bordées de roseaux et de nymphéas.

Sur la pente herbeuse qui descendait jusqu’à l’eau rayée en tous sens par des insectes aux longues pattes, brillaient, comme un semis de turquoises, de nombreuses touffes de myosotis.

Le fond de ce tableau, c’est-à-dire l’anneau de la circonférence, était formé d’une haie de gros trembles; des aunes remplissaient de leur branchage touffu les intervalles que la nature avait mis entre les troncs argentés de leurs dominateurs.

Six allées donnaient entrée dans cette espèce de carrefour; deux semblaient monter jusqu’au soleil, qui dorait la cime des arbres lointains, tandis que les quatre autres, divergentes comme les rayons d’une étoile, s’enfonçaient dans les profondeurs bleuâtres de la forêt.

Cette espèce de salle de verdure semblait plus fraîche et plus fleurie qu’aucune autre place du bois.

Gilbert y était entré par une des allées sombres.

Le premier objet qu’il aperçut lorsque, après avoir embrassé d’un coup d’œil l’horizon lointain que nous venons de décrire, il ramena son regard autour de lui, fut, dans la pénombre d’un fossé profond, le tronc d’un arbre renversé sur lequel était assis un homme à perruque grise, d’une physionomie douce et fine, vêtu d’un habit de gros drap brun, de culottes pareilles, d’un gilet de piqué gris à côtes; ses bas de coton gris enfermaient une jambe assez bien faite et nerveuse; ses souliers à boucles, poudreux encore par places, avaient cependant été lavés au bout de la pointe par la rosée du matin.

Près de cet homme, sur l’arbre renversé, était une boîte peinte en vert, toute grande ouverte et bourrée de plantes récemment cueillies. Il tenait entre ses jambes une canne de houx, dont la pomme arrondie reluisait dans l’ombre et qui se terminait par une petite bêche de deux pouces de large sur trois de long.

Gilbert embrassa d’un coup d’œil les différents détails que nous venons d’exposer; mais ce qu’il aperçut tout d’abord, ce fut un morceau de pain dont le vieillard cassait les bribes pour les manger, en partageant fraternellement avec les pinsons et les verdiers qui lorgnaient de loin la proie convoitée, s’abattant sur elle aussitôt qu’elle leur était livrée et s’envolant à tire-d’aile au fond de leur massif avec des pépiements joyeux.

Puis, de temps en temps, le vieillard, qui les suivait de son œil doux et vif à la fois, plongeait sa main dans un mouchoir à carreaux de couleur, en tirait une cerise, et la savourait entre deux bouchées de pain.

– Bon! voici mon affaire, dit Gilbert en écartant les branches et en faisant quatre pas vers le solitaire, qui sortit enfin de sa rêverie.

Mais il ne fut pas au tiers du chemin, que, voyant l’air doux et calme de cet homme, il s’arrêta et ôta son chapeau.

Le vieillard, de son côté, s’apercevant qu’il n’était plus seul, jeta un regard rapide sur son costume et sur sa lévite.

Il boutonna l’un et ferma l’autre.

Chapitre XLIII Le botaniste

Gilbert prit sa résolution et s’approcha tout à fait. Mais il ouvrit d’abord la bouche et la referma sans avoir proféré une parole. Sa résolution chancelait; il lui sembla qu’il demandait une aumône, et non qu’il réclamait un droit.

Le vieillard remarqua cette timidité; elle parut le mettre à son aise lui même.

– Vous voulez me parler, mon ami? dit-il en souriant et en posant son pain sur l’arbre.

– Oui, monsieur, répondit Gilbert.

– Que désirez-vous?

– Monsieur, je vois que vous jetez votre pain aux oiseaux, comme s’il n’était pas dit que Dieu les nourrit.

– Il les nourrit sans doute, jeune homme, répondit l’étranger; mais la main des hommes est un des moyens qu’il emploie pour parvenir à ce but. Si c’est un reproche que vous m’adressez, vous avez tort, car jamais, dans un bois désert ou dans une rue peuplée, le pain que l’on jette n’est perdu. Là, les oiseaux l’emportent; ici, les pauvres le ramassent.

– Eh bien! monsieur, dit Gilbert singulièrement ému de la voix pénétrante et douce du vieillard, bien que nous soyons ici dans un bois, je connais un homme qui disputerait votre pain aux petits oiseaux.

– Serait-ce vous, mon ami? s’écria le vieillard, et par hasard auriez-vous faim?

– Grand-faim, monsieur, je vous le jure, et si vous le permettez…

Le vieillard saisit aussitôt le pain avec une compassion empressée. Puis, réfléchissant tout à coup, il regarda Gilbert de son œil à la fois si vif et si profond.

Gilbert, en effet, ne ressemblait pas tellement à un affamé que la réflexion ne fût permise; son habit était propre et cependant en quelques endroits maculé par le contact de la terre. Son linge était blanc, car à Versailles, la veille, il avait tiré une chemise de son paquet, et cependant cette chemise était fripée par l’humidité; il était donc visible que Gilbert avait passé la nuit dans le bois.

Il avait surtout, et avec tout cela, ces mains blanches et effilées qui dénotent l’homme des vagues rêveries plutôt que l’homme des travaux matériels.

Gilbert ne manquait point de tact, il comprit la défiance et l’hésitation de l’étranger à son égard, et se hâta d’aller au-devant des conjectures qu’il comprenait ne devoir point lui être favorables.

– On a faim, monsieur, toutes les fois que l’on n’a point mangé depuis douze heures, dit-il, et il y en a maintenant vingt-quatre que je n’ai rien pris.

La vérité des paroles du jeune homme se trahissait par l’émotion de sa physionomie, par le tremblement de sa voix, par la pâleur de son visage.

Le vieillard cessa donc d’hésiter ou plutôt de craindre. Il tendit à la fois son pain et le mouchoir d’où il tirait ses cerises.

– Merci, monsieur, dit Gilbert en repoussant doucement le mouchoir, merci, rien que du pain, c’est assez.

Et il rompit en deux le morceau, dont il prit la moitié et rendit l’autre; puis il s’assit sur l’herbe à trois pas du vieillard, qui le regardait avec un étonnement croissant.

Le repas dura peu de temps. Il y avait peu de pain, et Gilbert avait grand appétit. Le vieillard ne le troubla par aucune parole; il continua son muet examen, mais furtivement, et en donnant, en apparence du moins, la plus grande attention aux plantes et aux fleurs de sa boite, qui, se redressant comme pour respirer, relevaient leur tête odorante au niveau du couvercle de fer-blanc.

Cependant, voyant Gilbert s’approcher de la mare, il s’écria vivement: